CHAPITRE XXXI
Une restauration manquée

Au lendemain de la guerre, la Russie d’Europe est en ruine et l’URSS exsangue. Le chef du ministère de la Planification (le Gosplan), Voznessenski, dresse un bilan accablant des destructions de la guerre : 1 710 villes et gros bourgs, 70 000 villages, 32 000 usines et fabriques, 65 000 kilomètres de voies ferrées, près de 100 000 sovkhozes et kolkhozes (sur un peu plus de 250 000) ont été détruits. Il n’indique pas les pertes en hommes. Mais si la guerre a ruiné l’économie de l’URSS, elle a au contraire donné un coup de fouet à l’économie américaine. Les États-Unis sortent de la guerre comme première puissance mondiale.

Staline, en 1946, avance le chiffre – longtemps vérité officielle – de 7 500 000 morts, victimes de la guerre. Il oublie délibérément les prisonniers de guerre morts dans les camps où les Soviétiques, traités comme des sous-hommes, ont subi de lourdes pertes, ainsi que les dizaines de milliers de soldats fusillés comme déserteurs, paniquards ou traîtres à la patrie, sans compter les millions de civils, toutes gens qui ne comptent pas pour lui. Khrouchtchev lança le chiffre de 20 millions, que les historiens russes ont, sous Gorbatchev, corrigé en 27 millions. Le sceau du secret est rompu, publié en 1993, donne celui de 30 995 305 morts et disparus de 1941 à 1945.

Vingt-cinq millions d’hommes et de femmes logent dans des ruines ou bien dans des zemlianki ou bien encore dans des gourbis, sous des tentes, et reconstruisent leurs logis de leurs mains avec un matériel de fortune. La campagne et même la ville russes en sont encore largement à l’ère du travail manuel. La pioche, la pelle et la bêche tiennent presque partout lieu de machines.

D’un autre côté, la victoire sur l’Allemagne nazie donne à l’Union soviétique un poids international, que renforce le contrôle des partis communistes dans des pays affaiblis ou disloqués par la guerre. L’apport décisif de l’URSS à cette victoire pousse dans le monde des dizaines de millions d’ouvriers, de petits paysans, d’intellectuels, vers les partis communistes, qui dans plusieurs pays européens organisent la majorité de la population laborieuse. Ces partis, contrôlés et financés par Moscou, sont des instruments de sa diplomatie ; ils se heurtent, dans plusieurs pays européens, à un mouvement profond, né de l’effondrement de l’État, et qui veut transmuer la libération nationale en émancipation sociale. Ainsi, en France, le journal des Francs-tireurs et Partisans, pourtant contrôlé par le PCF, proclame en première page de son numéro 4 d’août 1945 : « À bas l’union sacrée avec la bourgeoisie ! Contrôle ouvrier de la production ! Vive la lutte des peuples coloniaux pour leur émancipation ! À bas le gouvernement bourgeois, larbin des trusts ! Vive le gouvernement ouvrier et paysan[1285] ! »

Staline veut canaliser ce mouvement dans tous les pays, surtout en Europe centrale, où la présence de l’Armée rouge lui donne des moyens d’intervention puissants. Ainsi, le 12 avril, il sermonne Dimitrov, qui, de Moscou, dirige les affaires de la Bulgarie, et critique la « suffisance » des communistes bulgares, c’est-à-dire leur hâte à s’emparer du pouvoir. Au nom de la reconstruction d’une France forte, Thorez, chapitré par Staline, enrichit le marxisme en déclarant, en mai 1945, face à des mouvements de protestation chez les mineurs : « La grève est un scandale, une honte[1286]. » Le 10 juillet, Staline informe Dimitrov de son hostilité à l’éviction de Petkov et des agrariens du gouvernement, parce que cela serait considérée comme un signe de sectarisme des communistes. Il ne s’agit pas d’un geste en direction des Alliés, qui ont fait une croix sur la Bulgarie, mais d’une politique délibérée tournée vers la reconstruction de l’État. Pour la même raison, Staline s’oppose longtemps au retour en Bulgarie de Dimitrov, dont le nom symbolise l’Internationale communiste dissoute et suggérerait donc la volonté d’y instaurer un système « communiste ». Le 7 août, Molotov informe Dimitrov que Staline et lui sont hostiles à sa candidature à la députation en Bulgarie puisqu’il est citoyen soviétique et député au Soviet suprême de l’URSS. Dimitrov veut renoncer à cette double distinction. Staline fait le sourd. Le 30 août, il lui interdit d’effectuer aucun changement dans le gouvernement bulgare de coalition où les communistes sont minoritaires. Le 2 septembre 1946, il déclarera à Dimitrov qu’il faut fonder en Bulgarie un parti du travail. « Il est inopportun, lui explique-t-il, d’avoir un parti ouvrier et plus encore qu’il s’appelle communiste. Avant, les marxistes devaient organiser la classe ouvrière dans un parti ouvrier distinct. Ils étaient alors dans l’opposition. Aujourd’hui, vous participez au gouvernement du pays[1287]. » Il lui suggère donc de constituer un parti large sur la base d’un programme minimum. L’époque du parti ouvrier est, pense-t-il, terminée.

La répression suit la victoire comme son ombre, et les portes du Goulag s’ouvrent à nouveau toutes grandes : au 31 décembre 1944, il enferme un peu plus de 1 400 000 déportés. Au 1er décembre 1946, il en compte plus de 1 800 000. La défaite allemande, la libération de la Russie d’Europe et de l’Ukraine, puis l’annexion des pays baltes lui ont fourni de nouveaux contingents : collaborateurs, soldats de l’armée Vlassov, auxiliaires de la Wehrmacht envoyés au bagne, nationalistes baltes et ukrainiens, soldats et officiers capturés par les Allemands, systématiquement accusés de lâcheté ou de trahison et soumis à l’épreuve des camps de filtrage, dont une partie est envoyée au Goulag. Ces déportés sont dans d’autres dispositions psychologiques que les victimes des purges des années 1930, souvent hébétées par la conviction d’être victimes d’une monstrueuse erreur judiciaire. À la fin de la guerre, les détenus espèrent une mesure de grâce. Mais l’amnistie du 30 décembre 1944 n’a touché que les condamnés à des peines légères. La déception et l’amertume agitent la masse des déportés du Goulag trompés dans leur attente.

Recevant Joukov au Kremlin une semaine après la capitulation de l’Allemagne nazie, Staline lui annonce sa décision d’organiser à la mi-juin une grandiose parade en l’honneur de la victoire sur la place Rouge. Il ne précise pas qui passera en revue les troupes. Mais ce ne peut être que lui-même. N’ayant pas fait de cheval depuis fort longtemps, il décide de s’entraîner au manège. Le troisième jour, selon le récit qu’en fera son fils Vassili à Joukov, « à la suite d’une utilisation maladroite des éperons » (en un mot, parce que Staline a brutalisé l’animal), le cheval s’emballe, Staline agrippe alors la crinière à deux mains, mais tombe et se blesse à l’épaule et à la tête. Il se relève, crache et marmonne : « Que Joukov passe les troupes en revue, c’est un vieux cavalier[1288]. » Mais la pilule est amère.

Le 24 mai, Staline offre, au Kremlin, un grand banquet en l’honneur des généraux et amiraux soviétiques. À la fin de la cérémonie, il porte un toast au peuple russe, « le plus remarquable de tous les peuples de l’Union soviétique, la nation qui s’est signalée entre toutes par sa justesse de vues, sa constance, sa fermeté de caractère ». Cette manifestation de nationalisme russe dans un pays de près de 140 nationalités différentes, où des mesures de discrimination chauvines ont déjà été prises discrètement, voire secrètement, annonce une vaste campagne nationaliste. Staline évoque en outre avec un certain détachement les responsabilités du gouvernement au début de la guerre, comme s’il n’en avait pas été le chef suprême et absolu : « Notre gouvernement a commis plus d’une erreur ; il y a eu en 1941 et 1942 des moments de désespoir quand notre armée battait en retraite […]. Une autre nation aurait pu dire à son gouvernement : vous n’avez pas justifié nos espérances, allez-vous-en […] mais le peuple russe n’a pas pris ce chemin[1289]. »

Il reçoit Joukov, la veille de la parade du 24 juin, et lui annonce sa décision : « Je suis trop vieux pour passer des troupes en revue. Vous le pouvez, vous, vous êtes plus jeune[1290] » ; il lui conseille de monter à cette occasion un cheval blanc que lui montrera Boudionny, celui-là même qui a jeté Staline à terre. Mais Joukov tiendra ferme sur les étriers. Sa performance, sur un cheval blanc, servira bientôt à l’accuser de bonapartisme. Le soir, Staline organise au Kremlin un nouveau banquet pour les officiers supérieurs. Après les toasts rituels, il rappelle qu’il se trouve dans sa soixante-sixième année et qu’il ne pourra donc encore faire face longtemps à ses lourdes responsabilités. « Je peux encore travailler deux ou trois ans et après je devrai m’en aller ! » Après un instant de silence stupéfait, des cris s’élèvent : non, il vivra et dirigera encore longtemps le pays ! Pourtant, ajoute l’amiral Kouznetsov, qui rapporte cet incident, « son départ était extrêmement nécessaire[1291] ». Mais Staline attendra octobre 1952 pour se débarrasser de la seule charge de ministre de la Défense…

Sa déclaration est une provocation, à laquelle il se livrera à plusieurs reprises, mais la réalité est qu’il vieillit vite et qu’il le sent. À de Gaulle, l’invitant à venir à Paris, il répond : « Comment le faire ? Je suis vieux. Je mourrai bientôt[1292]. » Jeu ? Coquetterie ? Peur panique de prendre l’avion ? Joukov, qui bavarde avec lui quelques heures à Kountsevo le 8 mars 1945, le trouve très vieilli : « Dans toute son apparence extérieure, dans ses mouvements, dans sa conversation, on sentait une grande lassitude physique. » Pendant les quatre années de la guerre, Staline s’était surmené. Le choc de l’invasion et de la déroute initiale, la peur panique des premières semaines, l’épuisante tension nerveuse, un état d’irritation à peu près permanent, l’insuffisance chronique de sommeil, les nuits blanches ont délabré son système nerveux et détraqué sa santé. Il semble gagné par une grande lassitude. Pourtant, Djilas, qui le voit quelques mois plus tard, le trouve « encore vif d’esprit, plein de vie et possédant un sens aigu de l’humour. Mais c’était pendant la guerre et il semblait qu’il eût alors accompli son ultime effort et atteint sa limite[1293] ». Il a encore la réplique rapide et précise, l’humour rude et mordant, mais l’hypertension et l’angine de poitrine, qui le rongent des mois durant, l’épuisent.

Les exigences de la politique internationale le retiennent un temps encore à l’écart des problèmes intérieurs. Les Trois Grands doivent se retrouver à Potsdam à la mi-juillet pour parachever les travaux de Yalta. Par peur, il refuse de s’y rendre en avion. Son voyage en train est entouré de précautions de sécurité inouïes, bien que Potsdam, dans la banlieue de Berlin, soit située en zone d’occupation soviétique. La délégation soviétique dispose de cinquante-six villas (plus six pour les gardes) autour de l’ancien hôtel particulier du général Ludendorff, où est logé Staline et d’où il fait retirer les tapis et le mobilier superflu. Sept régiments du NKVD et 1 500 hommes de ses troupes spéciales, au total près de 5 000 hommes, assurent la protection de la délégation. Pour son entretien, Beria écrit à Staline, le 2 juillet : « Des réserves de gibier, de volailles, de produits comestibles, d’épicerie et de boissons ont été prévues ; trois exploitations supplémentaires à sept kilomètres de Potsdam avec du bétail et des volailles fermières, des dépôts de légumes ont été installées. Deux boulangeries fonctionnent. Deux aérodromes sont prêts[1294]. » Dans l’Allemagne affamée, tout près d’une Union Soviétique tout aussi affamée, la délégation soviétique a construit un îlot d’abondance « socialiste ».

Le train blindé spécial qui emporte Staline et son entourage doit parcourir 1 923 kilomètres sur un territoire entièrement contrôlé par l’Armée rouge. Malgré cela, la sécurité des voies est assurée par 18 515 hommes du NKVD. Selon Beria, « de six à quinze hommes assurent la protection de chaque kilomètre de voie », soit en moyenne un homme tous les cent mètres. Ce luxe de précautions inutiles est plus coûteux encore que la débauche de victuailles…

La conférence réunit, du 17 juillet au 2 août, Staline, Truman, le successeur de Roosevelt, Churchill, puis, après sa défaite aux élections, le nouveau Premier ministre anglais, le travailliste Attlee. En 1905, Staline regrettait que Lénine n’arrive pas en retard aux réunions pour se faire remarquer ; il comble cette faiblesse en arrivant systématiquement en retard aux séances, où tout le monde l’attend et le voit arriver d’un pas lent qu’il espère majestueux. C’est l’une de ses rares satisfactions dans cette conférence qui discute le détail du nouvel ordre mondial.

La Pologne exceptée, Staline a jusqu’alors respecté l’accord passé avec Churchill et confirmé à Yalta, en particulier à propos de la Grèce. La conférence aboutit à un accord boiteux sur les réparations de guerre de l’Allemagne. Chacun se servira dans sa zone d’occupation. L’URSS obtient en plus 15 % de l’outillage industriel utilisable, non nécessaire à l’économie de paix allemande, dans les zones occidentales… mais à condition de fournir « une valeur équivalente en denrées alimentaires, en charbon, en potasse, en zinc, en bois, en poteries [sic !], en pétrole et autres produits[1295] ». Sur la Pologne, il accepte la formation d’un gouvernement provisoire d’unité nationale comprenant des représentants du gouvernement de Londres, mais garde en main tous les moyens d’imposer sa volonté.

Potsdam est marquée par l’explosion de la première bombe atomique, qui se produit la veille de son ouverture. Le 16 juillet, la bombe a été testée à Alamogordo. Le 24, Truman annonce à Staline, après une semaine de travaux, que les Américains disposent d’une bombe d’une très grande puissance, sans préciser sa nature. Selon Truman, Staline lui déclara « qu’il était content de l’apprendre et qu’il espérait que les Américains en feraient un bon usage contre les Japonais[1296] ». L’interprète du maréchal, Pavlov, affirme être le seul à avoir assisté à la confidence de Truman à Staline, qui, prétend-il, fit un simple signe de tête sans rien dire et tourna le dos à un Truman pétrifié. Selon Anthony Eden, Staline ajouta à son signe de tête un « merci » poli. Au sortir de la séance, en tout cas, Staline déclare devant Molotov et Joukov : « Il va falloir discuter avec Kourtchatov de l’accélération de nos travaux[1297] » et envoie à Moscou un télégramme chiffré en ce sens.

Bien que mis au courant du projet Manhattan depuis 1943 par ses services de renseignements, il a mis du temps à saisir l’importance de la bombe atomique. Beria et lui accordaient une confiance limitée aux informations en provenance de leurs propres services aux États-Unis. Persuadé que les Américains fabulaient pour entraîner l’URSS dans des dépenses inutiles, Beria, dont l’attitude reflète servilement celle de Staline, soupçonne ainsi de désinformation son agent Kvasnikov, auteur d’un rapport sur leurs progrès dans la mise au point de la bombe, et le menace de l’envoyer en prison. Pourtant, en mai 1945, le physicien Kourtchatov et le commissaire à l’Industrie chimique, Pervoukhine, ont envoyé au « Bureau politique et au camarade Staline » une lettre attirant leur attention sur la question atomique et soulignant leur inquiétude devant la lenteur avec laquelle la direction du pays s’en préoccupe. Staline n’a pas répondu. Même lorsqu’il reçoit un rapport de Fuchs annonçant l’expérimentation de la bombe pour le 10 juillet et son utilisation future contre le Japon, il ne bronche pas. Informé du succès de l’expérience par ses agents, il sait qu’il s’agit d’une bombe atomique, mais n’apprécie toute la portée de l’événement qu’au lendemain du 6, puis du 9 août, après l’hécatombe des populations civiles à Hiroshima puis à Nagasaki, et surtout après la décision adoptée par les Américains, le 20 août, de créer un comité chargé de diriger tous les travaux sur « l’utilisation de l’énergie atomique provenant de l’uranium ».

Staline a attendu l’épreuve des faits et perdu du temps. L’historien anglais David Holloway souligne qu’il n’a considéré la bombe atomique avec sérieux qu’après Hiroshima. La bombe atomique l’a pris de court, malgré les renseignements détaillés reçus de ses services sur le projet Manhattan. Comme lors de l’attaque allemande, il est, là encore, paralysé par un mélange de raideur et de méfiance systématique.

Il réagit, en revanche, au quart de tour à l’égard du Japon : quelques heures après Hiroshima, le 7 août, à 4 h 30 du matin, il signe avec Antonov l’ordre à l’Armée rouge d’attaquer le lendemain les forces japonaises en Mandchourie. Le 8 au soir, il reçoit Averell Harriman et George Kennan et leur annonce que l’Armée rouge vient de franchir la frontière mandchoue : « Les choses vont encore beaucoup mieux que je ne m’y attendais[1298] », leur dit-il. En veine de franchise apparente, il leur déclare que les savants soviétiques ont tenté en vain de construire une bombe atomique, comme les savants allemands dont l’Armée rouge a découvert un laboratoire. À son habitude, après avoir traîné et tardé, il effectue un virage brutal et compense par la hâte et la pression permanentes le retard accumulé. Il crée une commission atomique, présidée par Beria, déchargé de la direction de la police politique, flanqué de Malenkov, secrétaire du Comité central, Nicolas Voznessenski, président du Gosplan, d’un trio de gestionnaires économiques, Vannikov, Zaveniaguine et Pervoukhine, de deux savants, Kourtchatov et Kapitsa, et d’un général du NKVD, Makhnev, chargé de surveiller et d’espionner tout ce beau monde. La composition de la commission mélange souci d’efficacité et combines politico-policières. Beria fait peser sur elle la pression constante de Staline, à qui il doit présenter, chaque semaine, un rapport sur l’avancement des travaux, dont le rythme ne répond évidemment pas aux exigences hebdomadaires du chef.

Beria crée un département spécial, dit « S », chargé de la collecte de renseignements à l’étranger, dont il confie la responsabilité à Pavel Soudoplatov, spécialiste des « affaires mouillées », c’est-à-dire des assassinats politiques. Ce département collationne les données que lui transmettent déjà depuis un certain temps les agents soviétiques infiltrés à Los Alamos : Klaus Fuchs, arrivé en décembre 1943, les communistes américains Theodore Hall, Julius Rosenberg, David Greenglass, et une demi-douzaine d’autres agents à des niveaux différents de la recherche atomique. La richesse des informations fournies évite aux savants soviétiques de perdre du temps et de l’argent à se fourvoyer dans les diverses impasses où les savants britanniques et américains ont tâtonné. Mais en impliquant le Parti communiste américain dans l’espionnage au profit de l’URSS, où ont été entraînés plusieurs de ses dirigeants (son secrétaire Earl Browder, sa sœur et son successeur Eugene Dennis de 1945 à 1959), cette activité de renseignements a permis au FBI de présenter le PC américain comme une simple agence étrangère et de le livrer, avec ses sympathisants, à la chasse aux sorcières déclenchée par le sénateur McCarthy. Staline, que les ouvriers américains n’intéressent pas, s’en moque. Pour lui, le seul intérêt d’un parti communiste aux États-Unis – qui lui a déjà fourni une douzaine d’individus pour la préparation du meurtre de Trotsky – est d’être une annexe de ses services de la diplomatie et des renseignements, capable de lui fournir des agents directs ou d’influence dans l’appareil d’État, comme Laughlin Currie dans l’administration présidentielle, Harry White aux Finances, Alger Hiss et Laurence Duggan aux Affaires étrangères, ou Duncan Lee dans l’armée.

Le programme atomique est très coûteux. Il faut le financer. Or le pays est dévasté et ruiné. Staline décide donc de dépouiller la zone d’occupation soviétique allemande, le futur « pays frère » d’Allemagne de l’Est. Malenkov organise la rafle du matériel allemand et fait démonter et transférer vers l’est des usines entières. Politique à courte vue : ce matériel, utilisé au maximum de ses possibilités par les Allemands pendant les cinq années de guerre, usagé et vieilli, parfois bon pour la casse, ne servira que quelques années et aura pour principale conséquence de retarder la modernisation de l’industrie. Ce pillage destructeur, mais finalement peu rentable, ne peut suffire. Il faut ponctionner brutalement la population.

Mais si l’URSS est exsangue et ruinée, de larges couches de la population attendent des changements démocratiques aux contours vagues, mais néanmoins menaçants pour le pouvoir. La victoire sur le nazisme a en effet donné aux survivants une indépendance d’esprit que révèlent les rapports de la Sécurité d’État. Lors de la réélection des secrétaires de plus de 200 000 cellules du Parti, entre le 1er octobre 1946 et le 1er octobre 1947, des candidats proposés par les instances supérieures sont ainsi mis en ballottage dans presque toutes les régions du pays. Les rescapés du front ne gardent pas leur langue dans leur poche et des critiques brutales contre les dirigeants locaux, spécialistes du hurlement, de l’injure, de l’oukase, se font parfois entendre dans des réunions orageuses. Plus de la moitié des anciens secrétaires de cellule seront remplacés et pas toujours par décision du sommet.

En outre, les petits groupes clandestins se multiplient : l’Opposition ouvrière, l’Œuvre véritable de Lénine, l’Union des jeunes socialistes de Tcheliabinsk, le Parti communiste de la jeunesse, etc. Certes, ces groupes sont réduits, limités à une ville ou à une faculté : le Parti communiste de la jeunesse de Voronej, l’un des plus nombreux, ne compte que 58 membres. Mais leur simple existence est dangereuse dans un pays affamé où des millions de soldats reviennent au pays avec un moral de vainqueurs. Les Jeunes révolutionnaires de Saratov, groupe formé en pleine guerre en 1943 par six gamins de 10 à 12 ans, avait bien osé appeler à renverser Staline après Hitler[1299] ! L’Ukraine occidentale, la Lituanie, la Lettonie sont sillonnées par des bandes nationalistes qui bénéficient du soutien au moins passif d’une partie de la population.

Et puis la guerre et la victoire ont relâché l’étau de la peur. Le peuple qui avait pendant quatre ans vu la mort en face avait cessé de craindre. C’est pourquoi il fallait, comme en 1937, lui faire une bonne peur. Staline refuse de céder à l’aspiration diffuse aux changements, manifestée en particulier par les soldats victorieux de retour dans leurs kolkhozes ou dans leurs usines, qui menace le régime lui-même, inapte à toute réforme démocratique. Et pour extorquer l’argent de la bombe soviétique à une population décimée par la guerre, il va donc devoir frapper.

Cette nécessité le conduit à favoriser et à mettre à profit la tension internationale, mais elle exclut toute aventure militaire. L’URSS de Staline est donc, comme le souligne l’historien Jean-Marie Gaillard, « la gardienne vigilante de l’ordre européen issu de la Seconde Guerre mondiale[1300] ».

Staline y veille soigneusement et doit, pour cela, se subordonner totalement les partis communistes des pays d’Europe centrale, déjà au pouvoir ou sur le point d’y accéder. Il cherche, à cette fin, à semer la zizanie entre des dirigeants exaltés, voire excités par leur accession inespérée au pouvoir, comme il le fait avec les dirigeants du parti soviétique. Ainsi, lorsque Tito propose d’intégrer la Bulgarie dans une Fédération yougoslave comprenant sept Républiques, les communistes bulgares renâclent. Staline les soutient et en profite pour dénoncer les Yougoslaves. Le 10 janvier 1945, il déclare à Dimitrov : « Les Yougoslaves veulent prendre la Macédoine grecque. Ils veulent aussi l’Albanie, et même des morceaux de la Hongrie et de l’Autriche. C’est déraisonnable. Leur conduite ne me plaît pas[1301]. » Mais il a son agent au Bureau politique du PC yougoslave et le dit à Dimitrov : « Hebrang semble être un homme raisonnable et il comprend ce que je lui ai déclaré, mais les autres à Belgrade ne comprennent pas[1302]. » Staline va les aider à comprendre. Tito réclame Trieste qu’il considère comme une terre slovène. Staline soutient mollement sa revendication, que les dirigeants du PC italien rejettent. Tito proteste par télégramme. Staline fait le mort. Il devra leur imposer sa loi.

Le 3 octobre 1945, exténué, il se fait attribuer par le Bureau politique un congé, mais reçoit encore au Kremlin jusqu’au 8. Quelques jours plus tard, une première attaque l’écarte pendant plus de deux mois de politique. Il ne veut voir personne. Svetlana sait qu’il est gravement malade mais ne peut ni le rencontrer ni lui téléphoner. Personne ne peut d’ailleurs le joindre au téléphone. Entre le 8 octobre et le 17 décembre, il ne met pas les pieds au Kremlin. Comme une répétition de la maladie de Lénine vingt-trois ans plus tôt, le bruit court qu’il a perdu l’usage de la parole. Cette rumeur atteint bientôt les capitales occidentales, accompagnée de commentaires, qui l’exaspèrent, sur son départ possible de la direction des affaires. La presse française s’en fait l’écho en décembre 1945. L’ambassadeur soviétique en France, Bogomolov, proteste officiellement ; Staline s’emporte : « De quel droit Bogomolov a-t-il parlé avec de Gaulle des attaques contre Staline dans la presse française ? […] Bogomolov n’est pas un ambassadeur, mais un bavard creux qui ne comprend rien à la politique[1303]. »

Pendant ce congé, en novembre, ses lieutenants, poursuivant sa politique, resserrent un peu plus l’alliance avec le patriarcat orthodoxe, par ailleurs infiltré d’agents du NKGB ; le Kremlin dissout l’Église uniate ukrainienne, qui rassemble près de quatre millions de fidèles, et fait cadeau à l’Église orthodoxe, qui les accepte avec satisfaction, des centaines d’églises uniates. Cette alliance renforcée avec une Église orthodoxe au nationalisme messianique teinté d’antisémitisme accentue ces deux tendances. Peu après, Mikhoels rencontrant Jemtchoujina, bien placée pour connaître les humeurs du maître du Kremlin, l’informe des persécutions antisémites des autorités locales. À qui faut-il en parler ? À Jdanov ? à Malenkov ? Jemtchoujina lui répond : « C’est Staline qui concentre tout le pouvoir et personne n’a d’influence sur lui. Je ne vous conseille pas de lui écrire. Il n’aime pas les juifs et il ne nous aidera pas[1304]. »

Dès son retour aux affaires, le 17 décembre, il reprend une activité intense pour rattraper le temps perdu, mais en général arrive au Kremlin tard, entre 19 heures et 20 heures, voire plus tard. Tel est le rythme de travail qu’il instaure à partir de ce moment : il reçoit au Kremlin en moyenne un jour sur trois, d’ordinaire de 20 heures ou 22 heures jusqu’à 23 heures, voire 1 heure du matin. Lorsqu’il reçoit plus tôt, à 16 ou 17 heures, sa journée de travail s’achève alors en général à 20 heures ou 21 heures, mais il reçoit assez souvent ensuite ses lieutenants à sa villa. Malgré cet emploi du temps réduit, il prétend contrôler tous les aspects de la vie politique, sociale, intellectuelle, même s’il doit abandonner à ses subordonnés le travail quotidien de la machine du Parti. Il concentre son attention sur la politique étrangère et sur la recherche atomique.

C’est la bombe atomique qui est au premier rang de ses préoccupations. Sa méfiance viscérale à l’égard des « spécialistes » et des savants est entretenue par la zizanie qui règne entre certains savants et les bureaucrates. La trique et la recherche scientifique ne font pas bon ménage. Dès le début d’octobre 1945, Kapitsa, las de la férule de Beria, a demandé par lettre à Staline l’autorisation de quitter les deux comités chargés de la bombe. Staline ne lui a pas répondu. Un mois plus tard, Kapitsa est revenu à la charge dans une seconde lettre où il dénonçait la morgue des « camarades Beria, Malenkov et Voznessenski, qui se conduisent dans le Comité spécial comme des surhommes. En particulier le camarade Beria. Certes, il a en main le bâton de chef d’orchestre […]. Mais la faiblesse fondamentale du camarade Beria est que le chef d’orchestre ne doit pas seulement agiter sa baguette, il doit aussi comprendre la partition. Sous ce rapport, Beria est faible[1305] ». En un mot, il ne connaît rien à la physique. Et Kapitsa se retire de la commission à la fin de décembre. Parler avec ce mépris des dirigeants, surtout de Beria, et abandonner son poste, est doublement inacceptable. Beria demande à Staline l’autorisation d’arrêter Kapitsa et de l’envoyer en Sibérie. Staline refuse : un savant, à la différence d’un secrétaire du Parti, peut toujours être utile.

Ne pouvant régler les problèmes de la recherche atomique par la prison et le Goulag, il tente d’amadouer les savants. Il reçoit, le 24 janvier 1946, le physicien Kourtchatov, et lui propose de couvrir de privilèges les hommes de science : « Nos savants, lui dit-il, sont très modestes et ne remarquent pas parfois qu’ils vivent pauvrement… Il est certainement possible d’arriver à ce que quelques milliers de personnes vivent très bien et que quelques milliers de personnes vivent mieux que très bien, avec leurs propres datchas où ils pouvaient se reposer et leurs propres automobiles. » Mais Staline ne peut se refaire. Il interroge Kourtchatov à propos de quatre des savants : « Pour qui travaillent-ils et vers quel but sont dirigées leurs activités : le bien de la Patrie, oui ou non ? » Bref, sont-ils ou non des traîtres en puissance ? Pourtant Staline ne peut se passer d’eux pour sa bombe, et il promet à Kourtchatov les crédits dont il aura besoin : « Si un enfant ne pleure pas, lui dit-il, sa mère ne peut pas savoir ce dont il a besoin. Demandez ce que vous voulez. Vous ne vous heurterez pas à un refus[1306]. »

La recherche avance au début assez lentement et Staline feint de considérer avec dédain la bombe atomique dont il ne dispose pas encore. Le 17 septembre 1946, il déclare au journaliste Alexandre Werth que « la bombe atomique n’est pas une force aussi sérieuse que certains hommes politiques inclinent à le croire. Les bombes atomiques sont destinées à intimider ceux qui ont les nerfs faibles, mais elles ne peuvent décider de l’issue d’une guerre, parce qu’elles sont absolument insuffisantes pour atteindre ce but[1307] ». Le message est clair : Staline n’ayant pas les nerfs faibles, il ne se laissera pas intimider.

Le retard pris dans le domaine atomique se manifeste aussi dans d’autres domaines où la recherche soviétique, décimée dans les années 1936-1937, avait pourtant entrepris un certain nombre de travaux prometteurs : le radar, les missiles et les avions à réaction. Pour tous ces sujets, Staline, méfiant à l’égard de toute idée nouvelle comme à celui des savants de son propre pays, adopte une attitude attentiste. Ainsi que le souligne encore David Holloway, « les idées soviétiques n’obtenaient de plein appui qu’à condition et que lorsqu’elles avaient été confirmées par l’expérience occidentale[1308] ». Ainsi Staline condamne-t-il l’Union soviétique, même dans les domaines où ses savants se trouvent à la pointe, à copier les pays occidentaux avancés, et, pour ce faire, à développer un système d’espionnage gigantesque et coûteux. L’URSS est, dès lors, constamment entraînée dans une course effrénée et impossible pour « rattraper et dépasser » ces pays. Comment dépasser ceux que l’on copie ? Or le Staline qui attend des pays capitalistes la preuve qu’une innovation imaginée dans son propre pays est valable est aussi celui qui prépare, par compensation, le lancement contre l’intelligentsia soviétique d’une vaste campagne tous azimuts dénonçant sa « servilité devant l’Occident ». Pour la combattre il fera interdire, en février 1947, par le Bureau politique les mariages entre citoyens soviétiques et étrangers.

Un ordre glacial, immuable jusqu’à la mort de Staline, s’installe au Kremlin. À l’exception de Beria installé en ville, la plupart des membres du Bureau politique, comme Molotov, Kaganovitch, Vorochilov, Andreiev, vivent à l’intérieur de ses murs dans des appartements vastes mais vieillots, chauffés au bois dans d’immenses poêles : Mikoian et ses cinq enfants y occupent un appartement de huit pièces. Y résident aussi la veuve de Dzerjinski, une femme sévère toujours vêtue de noir, Zinaida Ordjonikidzé, Alliluieva, la belle-mère de Staline, qui n’aime guère son gendre. Staline y a son appartement qu’il n’occupe jamais ; après les réunions, de plus en plus rares, du Bureau politique, il rentre à sa villa de Kountsevo, à la décoration minimale, aux murs presque nus.

Les habitants du Kremlin doivent présenter leur laissez-passer au poste de garde à l’entrée sous l’arc de la porte Borovitski. Seuls les membres du Bureau politique peuvent pénétrer en voiture sans s’arrêter à condition toutefois qu’ils soient seuls. S’ils sont accompagnés par un membre de leur famille ils sont contrôlés au poste de garde à l’entrée du Kremlin, puis à l’entrée de l’escalier qui mène aux appartements. La garde et la surveillance sont assurées par des agents et gradés de la neuvième direction de la Sécurité d’État.

Les déplacements de Staline dans les couloirs du Kremlin obéissent dès lors à un rituel qui en dit long sur une méfiance croissante. Un garde marche à une bonne vingtaine de mètres devant lui. Deux gardes le suivent à deux mètres derrière lui. Quiconque croise ce quatuor doit s’adosser au mur, avoir les mains bien en vue et attendre immobile que le Guide soit passé. En général l’intéressé, intimidé, lâche un « Bonjour, camarade Staline[1309] ». Le maréchal répond d’un vague geste de la main droite et continue son chemin en silence.

Le Kremlin propose un ensemble de services, de la coiffure au repassage des vêtements, assurés par des hommes et des femmes sous statut militaire. Interdit aux visiteurs, le Kremlin est désert. À la jeune bru de Mikoian, Nami, qui y arrive en 1950, il rappelle le château de la Belle au bois dormant plongé dans un sommeil éternel, alourdi par « une atmosphère de secret et une tension permanente » qui créent un climat sinistre et oppressant. Elle n’y rencontre jamais personne, sauf parfois la veuve de Dzerjinski, avec qui elle fait de courtes promenades d’un mur à l’autre. « La vie au Kremlin, dit-elle, semblait isolée de tout. Nous vivions comme sur une île[1310]. »

Cet univers clos est soumis à la loi du secret, que Staline cultive avec un souci maniaque, auquel aucun domaine n’échappe, en particulier sa propre vie. Il accueille mal tout ce qui enfreint vaguement cette loi tacite. En 1946, Serge Alliluiev, son beau-père, publie le premier tome de ses souvenirs. Dans ce tableau du mouvement ouvrier géorgien jusqu’à la révolution de 1905 Koba tient peu de place, et son nom n’apparaît même pas dans certains épisodes quand la légende lui accorde le premier rôle. Cette même année paraissent les souvenirs de la belle-sœur de Staline, Anna Alliluieva, qui l’évoque lors de la révolution de 1917 avec une familiarité naïve qui l’irrite.

Si le pays ne tire pas grand-chose du pillage de l’Allemagne et des autres pays d’Europe orientale, la caste dirigeante, elle, se remplit les poches. Elle imite les razzias nazies effectuées à travers l’Europe orientale tout entière. Un organisme qui porte le nom hypocrite de Direction principale des biens soviétiques à l’étranger (le Goussimz), dirigé par un homme de Beria, Dekanozov, ancien ambassadeur soviétique à Berlin, organise le racket systématique et massif de sculptures, tableaux, bibelots, mobilier, vaisselle de luxe, objets d’art divers, emportés vers Moscou par convois entiers, puis entassés dans les appartements de hauts dignitaires civils et militaires ou stockés dans des entrepôts près de Moscou. Le haut commandement et la Sécurité d’État rivalisent d’efficacité dans ce pillage systématique. La perquisition effectuée chez Joukov en 1946 dresse une liste de 7 pages d’objets dérobés en Allemagne. Le chef de la Sécurité d’État, Abakoumov, s’est approprié des tapis, des meubles, des bibelots qui ornent le luxueux appartement de 300 mètres carrés qu’il occupe avec sa maîtresse, après avoir fait expulser les seize familles qui occupaient cet appartement jusqu’alors communautaire. Certains de ces trophées ornent aussi le cinq-pièces de 120 mètres carrés qu’après son divorce il a laissé à sa femme[1311]. Lorsque Staline le liquidera en 1951, ce butin figurera dans le dossier d’Abakoumov. Staline, dont la chambre ne contient que des reproductions de tableaux à trois sous, ne s’intéresse pas à ces objets décoratifs. Son seul luxe est la série de tenues militaires qu’il affectionne depuis la guerre et que son tailleur particulier, Legner, lui coud dans son atelier de l’avenue Koutouzov.

La rivalité entre généraux de l’armée et de la Sécurité multiplie les plaintes et les dénonciations qui parviennent sur le bureau de Staline et nourrissent les dossiers qu’il accumule contre eux. Il s’intéresse d’abord aux généraux de l’armée. Qui peut, en effet, garantir que ces derniers, revenus de la guerre avec le sentiment de l’avoir gagnée sur le terrain, n’ont pas la tête enflée et pleine d’ambitions ? D’ailleurs, deux jours après la réception du 24 juin au Kremlin, Joukov a invité, sans autorisation, huit généraux et maréchaux chez lui, dans sa datcha. Pour Staline, cette initiative a un relent de complot. De plus, à Berlin, Joukov entretient des rapports amicaux avec le vice-commissaire du NKVD, Serov, en mission dans la capitale allemande. Il tisse donc sa toile. Ultime preuve de ses rêves ambitieux : comme les barons napoléoniens, il fait faire son portrait : un portrait en pied et, pis encore, il se fait représenter, tel un conquérant ou un empereur, sur son cheval blanc cabré, face à la porte de Brandebourg et au svastika.

Staline voit sans doute aussi un fâcheux signe d’indépendance d’esprit dans la sévérité avec laquelle les supérieurs hiérarchiques de son fils Vassili, nommé par lui commandant de division en mai 1944, se permettent de le juger. Le lieutenant général Beletski écrit dans une attestation du 25 janvier 1945. « Le colonel de la garde Staline Vassili manifeste toute une série d’insuffisances. Il est de caractère vif et impulsif, manque de contrôle de soi, en est parfois venu aux mains avec ses subordonnés […]. Il se permet dans sa vie privée des actes incompatibles avec la fonction de commandant de division, il s’est parfois laissé aller lors de soirées à un manque de tact et à des grossièretés à l’égard de certains officiels. » Le général insiste ensuite sur son mauvais état de santé, « surtout du système nerveux », sur « son irritabilité extrême », sur son dédain de l’entraînement et conclut que « toutes ces insuffisances réduisent sensiblement son autorité comme commandant et, répète-t-il lourdement, sont incompatibles avec les fonctions de commandant de division ». Le 11 février, le général commandant la IIIe armée d’aviation, le général Papivine, confirme ce réquisitoire[1312]. La nomination de Vassili a donc été une erreur. Staline partage peut-être en son for intérieur ce jugement, mais assurera à son fils une carrière brillante. En 1948, Vassili deviendra commandant des forces armées aériennes du district de Moscou et un décret du Conseil des ministres du 11 mai 1949, signé Joseph Staline, lui attribue le grade de lieutenant général.

Aussi, dès la fin de la guerre, Staline prépare-t-il l’épuration de la caste militaire et la mise à l’écart de ses principaux chefs, à commencer par Joukov. L’armée soviétique sort de la guerre avec 2 952 généraux et un corps d’officiers supérieurs dont près de la moitié ont moins de quarante ans. Staline leur rogne les ailes, sans perdre de temps. Utilisant les défauts de fabrication multiples qui ont handicapé l’aviation militaire soviétique, il monte d’abord l’affaire des « aviateurs ». Au début de novembre 1945, il convoque le commissaire à l’Industrie aéronautique, Chakhourine, à Sotchi, dans la villa de Kalinine pour le soixante-dixième anniversaire de ce vieil homme presque aveugle, rongé par un cancer et dont l’épouse est au Goulag. Staline déborde d’amabilité. Les toasts succèdent aux toasts. Mais le NKVD attend Chakhourine à son retour à Moscou, et l’accuse de « conduite immodeste ». Rien de plus vrai : il dispose de huit voitures personnelles, dont certaines confisquées en Allemagne. Le 7 janvier 1946, il est limogé, puis, par un apparent mais éphémère retour en grâce, nommé le 9 mars vice-président du Conseil des ministres de Russie, et enfin arrêté, le 27 mars, avec ses principaux adjoints.

À la fin de janvier 1946, le NKVD arrête le maréchal Khoudiakov, commandant la 12e escadrille. Sous la torture, il avoue être un espion anglais et dénonce une vingtaine de personnages figurant sur une liste établie par Staline, dont le commandant en chef des forces aériennes, le maréchal Novikov, accusé d’avoir accepté la livraison d’appareils défectueux, gaspillé les deniers de l’État et affaibli les forces aériennes. Abakoumov l’interroge sur ses rencontres avec Joukov et Serov, et lui demande si Malenkov était au courant des malfaçons. Bref, il veut lui faire avouer que ces trois pontes de l’appareil de l’armée, du Parti et de l’État sont ses complices. Seul Staline pouvait ordonner de compromettre des personnages de si haut rang.

Il semble consacrer une grande partie de son temps à cette intrigue promise à de multiples rebondissements. Sa présence réduite et intermittente au Kremlin exige donc une redistribution des rôles. C’est sans doute pourquoi il convoque enfin, en mars 1946, pour la première fois depuis la guerre, une réunion plénière du Comité central qui se tient les 11, 14 et 18 mars et consacre l’essentiel de son temps à régler des problèmes d’organisation. Il en fait exclure le ministre de l’Aviation Chakhourine, Joukov, l’ambassadeur à Londres, Maïski, et quelques autres. Il écarte Kalinine du poste de président du Soviet suprême car « il s’est mis à voir très mal, il ne peut même pas écrire, il ne voit pas », et le fait remplacer par son suppléant, Chvernik, « qui est en bonne santé et voit bien[1313] », qualités apparemment suffisantes pour occuper ce poste prestigieux, mais sans pouvoir réel. Joukov est en disgrâce. Maiski, lui, avait jugé bon de rédiger en janvier 1944 un mémorandum proposant une politique à suivre par l’Union soviétique après la guerre ! Il y définissait comme objectif : « Le renforcement des relations amicales avec les États-Unis et l’Angleterre », perspective évidemment dépassée au printemps 1946.

Enfin, Staline transforme le Conseil des commissaires du peuple en Conseil des ministres après une brève explication… suivie immédiatement, sans débat, de la clôture de la séance. « Le mot commissaire, dit-il, reflète la période d’un système encore instable, la période de la guerre civile, la période de la cassure révolutionnaire, etc. Cette période est terminée. La guerre a montré que notre système social est très solidement installé. » Il faut donc abandonner un terme lié à une période d’instabilité, « dès lors que notre système social est entré dans les mœurs et est devenu chair et sang. C’est le moment de passer de la dénomination de commissaire du peuple à celle de ministre ». D’ailleurs, il y a tant de commissaires que le peuple s’y perd. « Là, il y aura un ministre, le peuple comprendra[1314]. » Beria et Malenkov sont nommés membres titulaires du Bureau politique, Boulganine et Kossyguine membres suppléants. Le Secrétariat est composé de Staline, Kouznetsov, Malenkov, Jdanov et Popov (premier secrétaire du PC de Moscou). Le Bureau d’organisation est composé de quinze membres : les cinq membres du Secrétariat plus dix autres dont Mekhlis, Souslov et le dirigeant des komsomols, Mikhailov, un chauvin antisémite.

Le Secrétariat doit s’occuper des questions de cadres. C’est toujours lui qui établit la liste des fonctions dites de la nomenklatura qui s’est considérablement élargie au fil des ans : il nomme ou confirme tous les secrétaires de comité du Parti à tous les échelons (sauf les premiers secrétaires des partis communistes des Républiques désignés par le Bureau politique, en fait, par Staline lui-même), et procède aux nominations à tous les postes de responsabilité dans l’économie, l’armée, l’université, la fonction publique, la diplomatie, la flotte maritime et fluviale. Il désigne aussi les membres des comités de rédaction des revues et journaux centraux, les correspondants de presse dans le pays et à l’étranger, soit près d’un million d’individus. Seule exception : les présidents de kolkhoze, théoriquement élus par les kolkhoziens. En même temps, le Secrétariat s’occupe de mille et un problèmes divers qui vont par exemple de « l’autorisation [sic !] de la publication des Œuvres complètes de Staline en anglais, allemand, français, espagnol et chinois », jusqu’au développement du football en Moldavie, en passant par le tirage du journal La Culture et la Vie[1315]

Staline n’a plus le goût ni le temps de s’occuper de ces questions. Aussi n’assiste-t-il guère aux réunions du Secrétariat et du Bureau d’organisation. Il ne réunit d’ailleurs guère le Bureau politique : il le convoque entre 16 et 4 fois par an de 1946 à 1952, avec une nette diminution du nombre de réunions dans les dernières années… Il le remplace par des réunions de groupes informels de cinq, de six, de sept ou de neuf, au gré de ses caprices ou du besoin qu’il a d’associer ou d’éliminer tel ou tel. Les décisions prises sont ensuite confirmées par simple consultation écrite. Le système fonctionne de cette façon de haut en bas. Ainsi, au cours du premier semestre de 1946, 486 des 499 décisions prises par le Bureau politique du PC ukrainien, alors dirigé par Khrouchtchev, le sont par consultation écrite, sans réunion ni discussion. De plus, lorsque Staline réunit le Bureau politique, il ne lui soumet pas les grandes questions nationales et moins encore les problèmes internationaux, en dehors des dossiers relatifs à la répression, de préférence les affaires de cuisine bureaucratique et relatifs à la répression politique.

À la première réunion de 1946, en avril, on discute de la répartition des tâches entre le Secrétariat et le Bureau d’organisation, à celle du début de mai des mesures « pour améliorer la Pravda », à celle de la fin mai, par un souci inattendu d’urbanité à l’égard des pensionnaires du Goulag, des « façons incorrectes de s’adresser aux détenus des camps de travaux correctifs[1316] ». Ces ordres du jour montrent que le Bureau politique n’est plus qu’un organisme fantomatique.

Le 11 avril 1946, Staline adresse à tous les membres du Bureau politique et à quelques chefs militaires un acte d’accusation contre Chakhourine et ses adjoints, accusés de s’être mis d’accord pour livrer « des avions de mauvaise qualité en les faisant passer pour des avions de bonne qualité, tromper le gouvernement et recevoir des récompenses pour "exécution" et "dépassement du plan", ce qui a mené nos aviateurs à la mort[1317] ». Novikov les a couverts et protégés en imposant le silence à ses subordonnés. Staline transmet régulièrement aux membres du Bureau politique, ainsi tenus sous pression, les procès-verbaux d’interrogatoires qu’il suit de près. Les 10 et 11 mai 1946, le collège militaire de la Cour suprême condamne les accusés à une peine définie par Staline. Ils sont convaincus de s’être entendus pour équiper massivement les forces aériennes « d’avions et de moteurs notoirement défectueux […], ce qui a conduit à toute une série d’accidents et de catastrophes dans les unités des forces aériennes, ayant entraîné la mort d’aviateurs[1318] ». Les faits sont exacts, mais le seul responsable en est Staline ; il exigeait des délais de livraison intenables, à l’origine de la négligence des opérations de vérification et de contrôle. Pour ce sabotage collectif et meurtrier, les accusés sont condamnés à des peines légères hiérarchiquement décroissantes : Chakhourine écope de sept ans de camp, Novikov et ses adjoints de six, cinq, quatre et trois ans ; les deux derniers de deux ans ! C’est inhabituellement peu pour de si grands crimes. Les accusés ne sont intéressants pour Staline que dans la mesure où ils lui permettent de frapper des cibles plus élevées. Dans sa lettre à Beria d’avril 1953, Novikov affirmera qu’il n’a pas rédigé la déclaration qui lui est attribuée et n’en connaît pas l’auteur. Elle n’a pu être dictée que par Staline, qui l’utilise aussitôt contre Joukov.

Novikov accuse Joukov d’avoir voulu s’attacher personnellement certains chefs militaires et de s’être efforcé, « sous une forme très rusée et prudente, de diminuer le rôle dirigeant du Commandant suprême pendant la guerre[1319] » (Staline, dont le nom comme celui de Dieu ne saurait être prononcé), tout en exagérant son propre rôle. À l’en croire, Joukov s’attribuait le mérite des victoires de Stalingrad, de Leningrad, de Moscou, de Koursk, et de la prise de Berlin, parlait avec dédain du Commandant suprême et critiquait certaines de ses décisions. Le 3 juin, Joukov est destitué de ses fonctions de commandant en chef des forces terrestres et de vice-ministre de la Défense de l’URSS et nommé commandant du district militaire d’Odessa. Staline prépare avec Boulganine et Vassilevski un ordre (resté secret) du ministre des Forces armées de l’URSS, en date du 9 juin 1946, qui accuse Joukov d’avoir « perdu toute modestie », de s’être laissé « emporter par l’ambition personnelle », de s’être « attribué, dans des conversations avec des subordonnés, l’élaboration et la mise en œuvre de toutes les opérations essentielles de la grande guerre patriotique y compris de celles auxquelles il n’a pas pris part[1320] », etc. On sent la hargne de l’homme de bureau pour le chef militaire dont les lauriers lui sont à jamais inaccessibles.

La généralisation du nationalisme russe, orchestré par ses soins pendant la guerre, à tous les domaines de l’existence est un dérivatif, un camouflage et un nouvel instrument d’épuration. Il en fait le nouveau critère de la « position juste » en remplacement des critères politiques « bolcheviks » d’antan. Ce transfert parachève la transformation du Parti d’organisme politique en appareil administratif chargé d’appliquer des décisions prises en secret par ses sommets. C’est pourquoi, le 9 février 1946, Staline fait aux électeurs de la circonscription de Moscou où il est candidat à la députation une déclaration à première vue surprenante : « La seule différence entre les sans-parti et les militants du Parti, c’est que les uns sont membres du Parti et les autres non, mais ce n’est qu’une différence formelle[1321]. » C’est pourquoi il oublie de convoquer un congrès de ce parti, dont les statuts prévoient pourtant une réunion annuelle. À quoi bon en effet ?

La guerre, qui a porté les partis communistes au pouvoir dans une demi-douzaine de pays, confronte Staline à la nécessité de réorganiser le mouvement communiste international. Les rapports bilatéraux soumettent les partis communistes directement au Kremlin, mais rendent l’ensemble du mouvement difficile à gérer. La section de politique extérieure du Comité central du parti russe, créée en décembre 1945 en transformant l’ancienne section d’information internationale et initialement dirigée par Dimitrov, est refondue en avril 1946. Contrôlant de très près l’activité des partis communistes étrangers et des fonctionnaires soviétiques travaillant à l’étranger, elle mêle étroitement contrôle politique, surveillance policière et activités de renseignements et d’espionnage. Mais ce dispositif est insuffisant. En juin 1946, lors d’un dîner à sa datcha entre dirigeants soviétiques, yougoslaves et bulgares, Staline avance l’idée d’un organe européen d’information qui se réunirait régulièrement pour échanger opinions et propositions. À qui reviendrait l’initiative ? Dimitrov, Tito, le PC français ? Chacun, peu enthousiaste, propose le voisin…

Le 25 mai 1946, Staline a aboli la peine de mort, remplacée comme peine maximale par 25 ans de prison. Il s’agit d’un geste de propagande internationale, au moment même où Staline se prépare à opérer une ponction brutale sur la population. En mai 1946, il décrète un emprunt volontaire obligatoire de 20 milliards de roubles, dont 12,5 milliards pèseront sur la population des villes, le reste sur les paysans. Dans les usines, les secrétaires du Parti ou du syndicat convoquent un par un les travailleurs « pour un entretien » : à la sortie, le malheureux a signé un prélèvement d’une, deux ou trois semaines sur son salaire, voire d’un mois. Certains parviennent à extorquer jusqu’à deux mois de salaire ! Il est plus difficile de faire payer les paysans, dont les roubles, provenant du commerce libre pendant la guerre, sont soigneusement dissimulés. Les paysans français dissimulent leurs billets provenant du marché noir dans des lessiveuses, les paysans soviétiques, plus modestes, les cachent dans des trous creusés dans le sol.

Pour assurer son pouvoir absolu, Staline multiplie les jeux de bascule destinés à dresser ses lieutenants les uns contre les autres. Ces jeux garantissent sans doute sa propre sécurité politique, mais affaiblissent un appareil pourtant hypertrophié. Le Bureau politique du 13 avril 1946 nomme un nouveau venu, le Léningradois Kouznetsov, à la tête de la Direction des cadres du Comité central et à la présidence des séances du Secrétariat. Il se voit confier la tutelle des cadres des divers ministères, dont ceux de l’Intérieur et de la Sécurité d’État, où pullulent les créatures de Beria. Cette responsabilité nouvelle est grosse de tensions et de conflits entre les intéressés. Le 4 mai 1946, sur rapport de Staline, le Bureau politique exclut Malenkov du Secrétariat du Comité central et remplace, à la tête de la Sécurité d’État, Merkoulov, un homme de Beria, par Victor Abakoumov, ancien chef du SMERCH, service chargé de la chasse aux « espions » pendant la guerre. Staline dresse ce jeune policier gominé et parfumé encore plus inculte et aussi brutal que lui contre Beria. Khrouchtchev affirmera qu’Abakoumov n’était qu’un pantin manipulé par ce dernier, parce que Staline les fera fusiller tous deux. Mais l’adjoint de Beria, Merkoulov, attestera que son patron avait une peur bleue de ce bellâtre satisfait[1322]. Pendant les deux années qui suivent, Staline dépouille peu à peu le NKVD (rebaptisé MVD en mars 1946) au profit de la Sécurité d’État : en janvier 1946, déjà, il a transféré de l’Intérieur à la Sécurité le secteur « S », chargé des attentats et du sabotage, dirigé par Soudoplatov et Eitingon, les organisateurs de l’assassinat de Trotsky. En janvier 1947, il transfère les troupes spéciales et la direction des transports du ministère de l’Intérieur (MVD) à la Sécurité, ainsi que les services de liaison du gouvernement. En octobre 1949, il transfère encore du MVD à la Sécurité les troupes de gardes-frontières et, plus étonnant, la milice, c’est-à-dire la police. L’année suivante, le balancier se meut en sens inverse.

Après les généraux, Staline, avant de partir en vacances, s’attache à mettre au pas l’intelligentsia à qui la guerre, paradoxalement, a fourni un espace de liberté nouveau. Les soirées littéraires où certains écrivains mal vus du régime, comme Akhmatova, avaient été ovationnés, témoignaient, selon l’écrivain Constantin Simonov, d’un souffle de liberté excessif aux yeux de Staline : « Il y avait là un peu de tapage, un soupçon de fronde, fondés sur une appréciation erronée de la situation et sur l’assurance que les frontières du permis s’élargiraient silencieusement et que se rétréciraient celles de l’interdit au lendemain de la guerre[1323]. » Staline ne peut accepter cet assouplissement, susceptible de se transformer en faille béante. Il stimule à cette fin l’énergie, à son goût défaillante, de Jdanov. Une réunion du Bureau d’organisation, le 9 août, en présence de Staline, prépare le décret du 14 août 1946 qui condamne deux revues (Zvezda et Leningrad) et trois écrivains (Akhmatova, Zochtchenko, Khazine) de cette capitale du Nord qu’il déteste parce qu’elle a été le foyer de la révolution, puis d’une fronde, certes intermittente, mais récurrente.

Staline dirige la réunion ; il y dénonce violemment Zochtchenko, l’auteur des Aventures d’un singe, raillerie amusante des embarras de la vie soviétique, qui incitent un singe échappé du zoo à retourner dans sa cage, et Anna Akhmatova, dont la poésie lyrique est fondamentalement intimiste. L’accusation qu’il porte contre la rédaction des deux revues esquisse le futur leitmotiv de la campagne anticosmopolite, qui va dominer la vie culturelle et politique à partir de l’hiver 1948-1949. Se tournant vers le rédacteur en chef de la revue Leningrad, Likharev, qui tente de se défendre, Staline lui reproche son attitude obséquieuse devant les écrivains étrangers, envers lesquels il se comporterait comme un élève devant des professeurs, et il l’interpelle : « Est-ce que c’est digne d’un citoyen soviétique de marcher sur la pointe des pieds devant l’étranger ? Vous encouragez ces sentiments d’obséquiosité. C’est un grand péché. Vous inoculez le goût d’un respect exagéré vis-à-vis des étrangers. Vous inoculez le sentiment que nous sommes des gens de deuxième catégorie, et que là-bas, ce sont des gens de première catégorie[1324]. » La revue Leningrad est supprimée. Un décret du 14 août condamne Akhmatova, que Jdanov qualifie de fornicatrice et de nonne (poétiques) à la fois, et Zochtchenko, qui seront exclus, peu après, de l’Union des écrivains. Avec cette liquidation, Staline efface symboliquement à la fois la référence à la ville et à Lénine. Lors d’une réunion à Leningrad, pour saluer ces décisions, Likharev affirme que la suppression de sa revue a été le plus beau jour de sa vie.

La seconde partie de la réunion du 9 est consacrée au cinéma. Jdanov, mis à mal dans la première partie, dénonce le film Une grande vie, consacré à la reconstruction du Donbass. Il a décompté le nombre de fois – scandaleux (sept) – où un personnage boit. À la fin de la réunion, les Léningradois se retrouvent dans le couloir. Jdanov les rejoint et tente de les réconforter. Soudain Staline apparaît et demande sur un ton badin : « Pourquoi les Léningradois font-ils bande à part[1325] ? » Faire bande à part, c’est le début d’une fraction. Jdanov, effrayé, s’éloigne aussitôt. La phrase de Staline prendra tout son sinistre sens deux ans plus tard. La normalisation vise tous les domaines de la vie intellectuelle. Le 26 août, une nouvelle résolution du Comité central dénonce les insuffisances du répertoire des théâtres dramatiques. Une troisième résolution du 4 septembre condamne quatre films soviétiques : Une grande vie, L’Amiral Nakhimov, Des gens ordinaires, et la deuxième partie d’Ivan le Terrible.

Fin août, Staline reprend la route de Sotchi. Avant son arrivée, Beria a demandé au responsable de la Sécurité d’État de la région de prendre les mesures nécessaires. Celui-ci établit entre la gare de Sotchi et la datcha de Staline 180 postes de surveillance. « Toute la route est sous protection », peut-il assurer. Il a, de plus, « activement étudié et surveillé les éléments antisoviétiques enregistrés à la section [de la Sécurité] de Sotchi ». Enfin « les arrestations suivent leur cours. Le parc forestier […] est passé au peigne fin. Le régime des cartes d’identité a été durci et le contrôle automobile rendu plus systématique[1326] ».

Staline descend vers le sud dans une Packard blindée. Il passe par Orel, où il a fait fusiller en octobre 1941 Racovski, Olga Bronstein-Kamenev, Maria Spiridonova. La ville est en ruine. Sa voiture croise une femme portant des seaux. Il s’arrête, descend, lui parle. Il recommence peu après à Koursk. Les rares passants auxquels il s’adresse le remercient de la victoire, pleurent, s’étonnent. Est-ce bien Staline ? Ils réagissent à sa vue, comme l’écrivain léningradois Piotr Kapitsa, qui, dans une réunion, en juin, a observé avec stupeur le Guide suprême : vieilli, à moitié chauve, l’air harassé, la voix faible, le visage grêlé, couleur de papier mâché, les dents jaunies, une caricature des portraits triomphants du chef éternel[1327]. Staline ne recommencera plus l’expérience décevante de ces timides bains de foule.

De retour à Moscou, il se penche sur son image. Le 23 octobre 1946, il réunit les dirigeants de l’Agit-prop pour évoquer la rédaction de sa biographie. « Personne dans le monde, dit-il, n’a dirigé d’aussi larges masses[1328]. » Les deux comptes rendus, un peu différents, de cette rencontre convergent sur deux points. Staline insiste sur l’importance de la biographie pour populariser le marxisme-léninisme. La lecture des œuvres théoriques est chose ardue. De larges couches de travailleurs, les simples gens, ne peuvent commencer à étudier le marxisme-léninisme qu’à travers des récits de vie. Une résolution du Secrétariat décide de publier des biographies de personnalités classiques du marxisme, dont celle de Staline. L’un des présents, Pospelov, suggère pour cette dernière un tirage de 500 000 exemplaires que Staline corrigera bientôt : il en sera tiré 1 million.

Sa biographie jouera, pour les gens simples, le rôle que le Précis d’histoire joue auprès des militants ; elle en sera la version hagiographique, que Staline justifie à l’avance en transformant le marxisme en « religion de la classe, en symbole de sa foi ». L’opération ne peut s’effectuer que par l’intermédiaire de l’individu sacralisé, incarnation à lui seul du Parti, qui, d’instrument de combat est transformé en objet transcendantal : « Il faut enseigner l’amour du Parti, qui est immortel[1329] », ajoute le Chef, mauvais prophète. La distance entre ce parti sublimé et le parti réel est aussi abyssale que celle qui sépare la vie du Staline réel de celle que raconte sa biographie autorisée. Mais le réel se venge : le collectif des huit auteurs chargés de cette vie de Saint s’avère incapable de transformer leur personnage en héros mythique. La longue chaîne des épithètes pompeuses et des superlatifs ne peut donner chair à la grise langue bureaucratique.

La rédaction de cette biographie officielle, présentée comme une révision de la brochure d’une trentaine de pages, qui en tenait jusqu’alors lieu, est une entreprise délicate. Une cohorte d’historiens et de philosophes s’y attellent, et remettent un premier projet à Staline, qui les convoque et les tance vertement : « C’est un exposé à demi-socialiste-révolutionnaire, subjectiviste. Qu’écrivez-vous donc ? Staline a fait ceci, Staline a fait cela, Staline a fait quasiment tout. Et si Staline meurt, que ferez-vous ? » Les auteurs répondent : « Nous allons tenir compte de vos remarques et corriger. » Staline les envoie promener : « On ne sait pas ce que vous allez faire. Je vais moi-même essayer[1330]. » Peu après, ils reçoivent un texte très amendé et enrichi d’éloges outranciers. De sa main, Staline a ajouté plus de 300 corrections dont la phrase : « Staline est le grand capitaine de tous les temps et de tous les peuples. » L’écrit ne suffit pas. Il fait alors installer sur le sommet de l’Elbrouz (5 642 mètres) sa statue dont le socle proclame : « Sur le plus haut sommet de l’Europe, nous avons érigé le buste du plus grand homme de tous les temps. »

Cette autodéification exige une distance entre lui et le peuple des adorateurs forcés. Il ne se manifeste quasiment plus en public, en dehors de quelques apparitions rituelles sur le Mausolée, aux fêtes du 1er mai et du 7 novembre, où il agite mollement la main en direction des manifestants. Il semble se terrer. Pendant quatre ans, il n’écrit que quelques messages de nouvel an et quelques réponses laconiques à des journalistes. Malgré la tension de la guerre froide, il ne voit l’ambassadeur américain Bedell Smith que quatre fois en trois ans. Cet effacement facilite la circulation des légendes au-delà même de l’URSS. Staline a toujours su jouer de la réserve pour imposer de lui une image aux antipodes de la réalité. Avant la guerre, il a reçu une demi-douzaine d’écrivains étrangers en dix ans : Barbusse, Ludwig, Wells, Romain Rolland. Il a abusé Wells qui se prenait pour un fin psychologue et qui a tracé en juillet 1934 un portrait de lui en Père Noël : « Jamais je n’ai rencontré d’homme plus sincère, plus juste et plus honnête, et c’est à ces qualités […] qu’il doit son ascendant extraordinaire et incontesté sur la Russie. » Véritable spécialiste de la désinformation, il avait réussi à convaincre Roosevelt qu’il était soumis à la pression d’une aile dure du Bureau politique avec laquelle il devait composer. Certes Roosevelt, diminué à la fin de sa vie, pouvait se laisser abuser aisément par les fausses confidences de celui qu’il appelait l’Oncle Joe. Mais l’ambassadeur américain Bedell Smith, en poste à Moscou de 1946 à 1949 et qui a rencontré Staline à quatre reprises, s’est posé des centaines de fois, dit-il, et très sérieusement, la question sous toutes ses variantes : « Staline est-il un autocrate absolu […] responsable de la politique antiaméricaine de l’Union soviétique […] ? Ou bien est-il au contraire le chef d’une minorité pro-occidentale au sein du Bureau politique, désireuse d’arriver à un accord acceptable avec nous, prête à l’exécuter de bonne foi pour assurer la paix future du monde mais incapable de le faire parce que la majorité des voix appartient aux membres de l’oligarchie qui règne au Kremlin ? » Et Smith de conclure : « Il n’est ni un dictateur absolu ni un prisonnier du Bureau politique[1331]. » Truman disait encore au début de 1948, reprenant les fantaisies de Roosevelt : « Joe est un bon type, mais il est le prisonnier du Bureau politique. Il conclut certains accords, mais il ne peut les respecter, on ne le lui permet pas[1332]. »

La volonté de maintenir entre lui et le « peuple » la distance qui confirme son statut de chef suprême au-dessus du commun des mortels lui rend particulièrement intolérables les confidences sur sa vie privée. En 1946, sa belle-sœur Anna Alliluieva publie des Souvenirs. Ce livre apolitique ouvre au grand public un accès timide à la famille du Chef et à quelques-uns de ses petits secrets intimes. Anna Alliluieva aggrave son cas en effectuant une tournée pour promouvoir son ouvrage. La réaction de Staline, tardive, n’en est que plus brutale. Le 14 mai 1947, la Pravda publie un article intitulé « Des intentions irresponsables », qui accuse Anna Alliluieva d’avoir « déformé la réalité historique », dont témoigne le Précis de 1938. Le frère d’Anna commente alors : « Il s’agit d’une campagne contre les Alliluiev entreprise sur l’ordre de Staline. »

L’année 1946 est marquée par une terrible sécheresse qui s’abat sur la Russie d’Europe et par des pluies diluviennes en Sibérie à l’époque de la moisson. La récolte de blé, de 40 millions de tonnes, est la pire de toute l’histoire russe. Les intempéries, jointes aux ruines de la guerre, suscitent une nouvelle famine qui frappe des régions entières dont une fois de plus l’Ukraine, ainsi que la Moldavie. Des millions de paysans se nourrissent d’herbes, d’écorces d’arbres, de cadavres de chevaux, de soupes d’orties. Khrouchtchev, alors premier secrétaire du PC ukrainien, sollicite l’aide de Moscou qui pour toute réponse lui demande au contraire de livrer à l’État 400 millions de pouds de blé. Il demande par télégramme à Staline, en vacances à Sotchi, des cartes de ravitaillement et du ravitaillement. Staline lui renvoie un télégramme d’insultes dans lequel il le traite de « type louche ». Fin septembre, il est de retour à Moscou. Khrouchtchev, terrifié, se précipite au Kremlin. Staline rejette sèchement toutes ses demandes.

De retour à Kiev, Khrouchtchev découvre sur son bureau des piles de rapports sur les décès par famine et le cannibalisme. Son adjoint, Kiritchenko, visitant un kolkhoze, tombe sur une femme en train de découper en tranches à la hache le cadavre de son deuxième enfant qu’elle se prépare à saler, après avoir déjà mangé l’aîné. Khrouchtchev en informe au téléphone Staline qui ricane : « Tu te ramollis ! On te trompe, on espère toucher ta sensiblerie en te racontant des choses pareilles. On veut te forcer à distribuer toutes tes réserves[1333]. » Ce « on » indifférencié représente ces ennemis indéfinis, tapis partout, que Staline peut découvrir à tout moment sous le masque même de ses plus proches collaborateurs.

La Sécurité d’État photographie et communique à Staline des centaines de lettres d’affamés qui répètent : « On n’a pas de pain du tout, pas de pommes de terre, on mange des glands, nous commençons à enfler de faim et nous mourons. Les enfants supportent patiemment la faim, ils se taisent s’il n’y a rien à manger. Il nous reste peu de jours à vivre, car en se nourrissant avec de l’eau on ne peut tenir qu’une semaine. Il y a déjà une semaine entière que je n’ai rien mangé[1334]. » Staline ne bronche pas, ou plutôt répond à la famine par la répression. Puisque les affamés chapardent, ici ou là, deux œufs, un morceau de pain, trois épis de blé ou des pommes de terre, un décret du 25 octobre 1946 intitulé « Sur la défense des céréales d’État » ordonne au ministère de la Justice d’appliquer strictement la loi des « cinq épis » du 7 août 1932, tombée en désuétude, qui consistait à condamner à mort, sauf circonstances atténuantes, pour toute atteinte à la « propriété kolkhozienne ».

Fin décembre 1947, Staline complète sa ponction brutale de la paysannerie en promulguant une réforme monétaire : un nouveau rouble est échangé contre dix roubles anciens (sauf pour les sommes déposées sur les livrets de caisse d’épargne). La mesure ruine les paysans qui s’étaient enrichis en vendant leur production individuelle pendant la guerre et qui, par méfiance, avaient gardé leur argent par-devers eux. En France aussi, une réforme monétaire a épongé les fameuses « lessiveuses » paysannes.

Comme hier, le déchaînement de la répression exige, en contrepoint, le développement du culte du Chef, qui prend sa forme achevée. En 1946, le nouveau cinéaste vedette du culte stalinien, Tchiaourelli, le futur réalisateur de La Chute de Berlin, en donne une première image, encore à l’état d’ébauche, dans Le Serment. Une scène est particulièrement caractéristique : Lénine vient de mourir, Staline s’en va seul dans la neige vers le banc où ils ont tenu leurs ultimes conversations. La voix assourdie du défunt s’élève, Staline lève les yeux vers le ciel, un rayon de soleil passe entre les branches des arbres et, dans une image qui rappelle les cornes de feu de Moïse choisi par le Seigneur, vient toucher son front illuminé par une grâce supraterrestre. Staline est effectivement doté de pouvoirs surhumains qu’une autre scène célèbre du film illustre à merveille : le premier tracteur fabriqué en URSS arrive sur la place Rouge et tombe en panne. Passe alors, à pied, le camarade Staline. Il interroge le conducteur sur ses soucis. Boukharine ricane et d’une voix glapissante susurre qu’il vaudrait bien mieux acheter à l’étranger de bons tracteurs que de construire des tacots soviétiques. Le conducteur indigné stigmatise cette servilité devant l’Occident. Staline se penche sur le moteur, effleure à peine les bougies, le moteur émet bientôt un ronflement enthousiaste. Staline monte sur le siège, prend le volant, pense à l’avenir et, surgis du néant et de son génie, des milliers de tracteurs en surimpression sillonnent les champs. Il est Dieu tout-puissant. La Chute de Berlin renforce encore cette image. Tout de blanc vêtu, majestueux, tranquille, il irradie à la fois la force et la bonté.

La traduction idéologique du culte pose beaucoup plus de problèmes que sa projection cinématographique. La publication des Œuvres complètes de Staline est un vrai casse-tête ! Le 12 juin 1946, le Bureau d’organisation a « obligé [sic !] l’Institut du marxisme-léninisme à préparer et à soumettre en 1946 pour confirmation une maquette des tomes 5 à 16 des Œuvres complètes de Staline [ainsi que] la maquette d’une seconde édition complétée de la courte biographie de Staline, et les Éditions politiques d’État à […] publier en 1946 les tomes 1 à 3 des Œuvres complètes de J. Staline, en 1947 les tomes 4 à 10, en 1948 les tomes 11 à 16[1335] ». S’il est un domaine où les objectifs du plan ne seront pas atteints – et de fort loin – c’est bien celui-là ; le tome 12 ne sera en effet publié qu’à la fin de 1949, et les trois années qui suivront verront publier le seul 13e tome et préparer la maquette du tome 14 dont les héritiers suspendront sine die la publication. Ces retards, étonnants pour une publication bénéficiant d’une priorité absolue, découlent de plusieurs contraintes : il faut établir soigneusement la liste des textes publiables, en vérifier et modifier le contenu par des coupures ou adjonctions dont Staline est seul juge. Il faut insérer dans le premier tome des textes qui ne sont pas de lui, couper ici, ajouter là pour adapter les textes d’hier aux besoins d’aujourd’hui. Cet exercice délicat ne supporte pas l’improvisation.

Un menu incident soulignera bientôt le caractère artificiel du culte de Staline dans les sommets eux-mêmes. Fin juillet 1947, le tome 5 de ses œuvres complètes sort des presses. La Pravda tarde à signaler l’événement et parvient à ne l’évoquer qu’après l’hebdomadaire La Culture et la Vie et la revue Le Bolchevik. Poskrebychev demande des explications au rédacteur en chef, Pospelov. Sur la note d’excuses empressées mais embarrassées de celui-ci, Staline écrit d’une encre rageuse : « Il est tout à fait étrange que La Culture et la Vie et Le Bolchevik aient annoncé depuis longtemps la sortie des presses du 5e tome et en aient publié une recension, et que la Pravda, le principal organe de presse du Comité central, n’ait pas eu le temps même d’annoncer la sortie du 5e tome. » Certes, « la Pravda […] très occupée par des affaires plus importantes[1336] », pouvait ne pas y consacrer une recension, mais au moins ne pas publier l’information après les deux organes ci-dessus. Sous l’ironie, on sent la vanité blessée.

Pour parachever cette divinisation, Staline s’efforce de modifier l’image mythologique traditionnelle du duo qu’il forme avec Lénine, telle qu’elle a été façonnée à la fin des années 1920 et dans les années 1930. Il ne cite pas une seule fois le nom de Lénine dans son adresse au peuple du 9 mai 1945 en l’honneur de la victoire, ni dans sa seconde adresse après la capitulation du Japon, ni dans son discours électoral du 9 février 1946. Il ne le citera pas non plus dans son discours au XIXe congrès du Parti en octobre 1952.

Il n’est plus le meilleur disciple et le meilleur compagnon de Lénine, il est au-dessus de lui et le pousse dans l’ombre, ce qu’il souligne en privé lors des repas avec les membres du Bureau politique. « Staline n’épargnait pas le nom de Lénine […] dans un cercle étroit, raconte Khrouchtchev, et tentait de faire comprendre à son entourage qu’il avait, de Lénine, une tout autre idée que l’avis qu’il donnait en public. Il suggérait qu’il était le véritable inspirateur des idées que Lénine avait reprises et exprimées en son nom[1337]. » Il veut surtout sanctionner une rupture politique avec ce que Lénine symbolise. Les écrivains et artistes qui ne le comprennent pas s’attirent des ennuis, dont l’origine leur échappe. Ainsi, en 1947, Ioutkevitch tourne La Lumière sur la Russie, qui traite de l’électrification de l’URSS. Lors de la première, Staline, l’air maussade, multiplie les grognements de désapprobation, que Jdanov et un haut fonctionnaire ministériel tentent de déchiffrer et de transcrire en instructions claires. Ioutkevitch et le scénariste retouchent le film ; sentant vaguement où le bât blesse, ils accordent une place beaucoup plus grande à Staline, qui apparaît désormais l’égal de Lénine. Le Bureau politique visionne le film, en l’absence de Staline en vacances à Sotchi, et l’approuve. Une fois de retour, Staline le fait interdire. Lénine son égal ? C’était bon hier. Le très docile dramaturge Vsevolod Vichnievski ne l’a pas mieux compris que Ioutkevitch. Jusqu’à sa mort, Staline lui impose une refonte permanente de son film L’Inoubliable année 1919, qui, malgré le grossissement épique, montre un Staline plus ou moins dans l’ombre politique de Lénine. Staline ne peut le supporter et interdit ainsi les deux seuls films consacrés à Lénine après la guerre.

Le roublard Khrouchtchev a senti très tôt ce changement. En décembre 1945, il proposait de faire imprimer à Leipzig plusieurs ouvrages en ukrainien et proposait un tirage deux fois plus élevé pour les œuvres de Staline que pour celles de Lénine. Khrouchtchev ne voit dans cette occultation de Lénine que l’expression de la vanité personnelle de Staline, dont l’attitude exprime en réalité le rejet de l’internationalisme et de la révolution mondiale que symbolisait Lénine, auxquels il substitue le nationalisme russe, aboutissement logique du « socialisme dans un seul pays » national et autarcique. Guennadi Ziouganov, l’actuel leader du très nationaliste parti communiste de la Fédération de Russie, attribue à Staline le mérite d’avoir restauré une idéologie patriotique nationaliste, renouant le lien avec l’ancienne Russie, fondée sur le culte du passé russe, plus particulièrement du tsar rassembleur de terres et coupeur de têtes, Ivan le Terrible. Staline a, en effet, entamé sa réhabilitation dès le début de la guerre : en 1940, il fait commander une pièce sur lui à Alexis Tolstoï, qui la mettra sur scène deux ans plus tard ; mais la censure, mal informée ou mal rééduquée, interdit bientôt ce portrait d’Ivan en tsar progressiste. La dissonance entre la volonté du chef et son appareil est une des constantes du système et l’un des facteurs de sa paralysie croissante.

Au même moment, paraît un Ivan le Terrible du romancier provincial Vipper, que Staline fait entrer à l’Académie. Cette même année 1942, le tout aussi provincial Kostylev publie la première partie d’une trilogie consacrée au même héros qui vaudra à son auteur le prix Staline en 1947. L’année précédente, Jdanov a passé commande à Eisenstein d’un film sur le même sujet, dont Staline a validé le scénario en 1943. En janvier 1946, Staline fait attribuer à la première partie du film le prix Staline première catégorie, mais la seconde partie, qu’il regarde en août 1946, peu avant de partir en vacances, le met en fureur : « Ce n’est pas un film mais une sorte de cauchemar ! » et il met les deux parties dans le même sac : « Ses deux films sur Ivan le Terrible, c’est une chose honteuse ! » Eisenstein a déformé l’histoire, il a représenté l’armée d’Ivan le Terrible, « les opritchniki, comme une bande d’idiots et de dégénérés, une sorte de Ku Klux Klan […]. Ivan le Terrible apparaît comme un Hamlet sans volonté[1338] ». En février 1947, il convoque Eisenstein en présence de Molotov et de Jdanov et lui dicte ses consignes : « On peut montrer qu’Ivan le Terrible était cruel. Mais il faut montrer pourquoi il faut être cruel. Une des erreurs d’Ivan le Terrible est de ne pas avoir exterminé jusqu’au dernier de leurs membres les cinq grandes familles féodales […]. Il fallait être encore plus résolu[1339] », comme Staline face à ses ennemis réels ou potentiels. Les hésitations et les troubles de conscience qui agitent le Ivan le Terrible d’Eisenstein apparaissent à Staline comme autant d’atteintes à l’image du chef dont il est la réincarnation moderne.

En 1992, l’écrivain nationaliste Vladimir Solooukhine, admirateur critique de Staline, se dira convaincu que Staline songeait à se proclamer empereur. « Ayant, depuis longtemps, compris qu’aucune révolution mondiale ne se produirait, il avait commencé à consolider l’État en s’appuyant sur la population autochtone. » Il attire l’attention de son lecteur sur neuf décisions témoignant d’un désir de restauration du passé tsariste : « Il a réintroduit les épaulettes, la garde, l’enseignement séparé (entre garçons et filles), l’uniforme scolaire, les écoles Souvorov (pour l’infanterie), et Nakhimov (pour la marine) ; il a entamé la renaissance, quoique progressive, de l’Église et rétabli le patriarcat. Il a introduit ou commencé à introduire l’uniforme dans presque tous les services de l’État : les cheminots, les juristes, les diplomates, les employés des services financiers, tous avaient désormais leurs uniformes et leurs grades, c’est-à-dire leur hiérarchie. » Il a rétabli les danses de l’époque monarchique (polonaise, menuet, cotillons, polka, mazurka), ressuscité le concept de l’honneur dans le corps des officiers, abandonné le titre de Secrétaire général, fait livrer au Kremlin des emblèmes d’aigles royales, effacé la différence entre un membre du Parti et un non-membre, qui porte en germe la dissolution du Parti. Il a introduit enfin les termes « père », « père du peuple », « père des peuples », « concept typiquement monarchique, pas bolchevik, communiste. Personne n’aurait eu l’idée de dire "père", "père du peuple", "père des peuples" à propos de Lénine, de Trotsky, de Sverdlov, de Zinoviev ». Ce qui est exact[1340].

Ces faits sont incontestables, tout comme la transformation, en mars 1946, du Conseil des commissaires du peuple en Conseil des ministres. Mais, à supposer que Staline y ait pensé, ce qui est très douteux, la restauration tsariste qu’évoque Solooukhine ne pouvait se réaliser. Le bonapartisme stalinien, reposant sur une propriété collective d’État, elle-même née d’un bouleversement social ayant éliminé l’ancienne classe possédante et dirigeante, est contradictoire avec une restauration impériale ; le conflit entre eux doit se conclure, comme l’histoire le montrera à la fin des années 1980, par la disparition de l’un ou de l’autre.

La tentative de restauration nationaliste s’accompagne logiquement d’un élargissement de la campagne contre l’intelligentsia, accusée de s’agenouiller devant l’Occident. Le 14 mai 1947, Staline convoque au Kremlin, en présence de Molotov et de Jdanov, les dirigeants de l’Union des écrivains, Fadeiev, Simonov et Gorbatov, et leur présente un document, dont il a lui-même dessiné les grandes lignes. Il leur répète, sans raison apparente, ses critiques contre Pierre le Grand l’occidentaliste et son éloge d’Ivan le Terrible, le vrai nationaliste russe, qu’il avait déjà prononcés devant Eisenstein quatre mois plus tôt. Fadeiev lance aussitôt au plénum l’offensive contre l’obséquiosité devant l’Occident de l’Union des écrivains de juin 1947, sans préciser qu’il agit sur instruction de Staline. La ruse est d’autant plus difficile à déceler que Fadeiev dénonce le comparatiste Vesselovski, mort en 1912, et son école, représentée par l’auteur, vivant, d’un ouvrage sur Pouchkine et la littérature mondiale, accusé de s’agenouiller servilement devant l’Occident.

Cette campagne d’intimidation est complétée par un dispositif institutionnel bizarre : le 28 mars 1947, Staline et Jdanov signent ensemble un décret du Bureau politique instituant des tribunaux d’honneur dans les ministères et les institutions centrales. Par cet étonnant décret, Staline reconstitue, jusque dans le détail, une vieille institution de l’armée tsariste, dont les tribunaux d’honneur permettaient de faire juger par leurs pairs des officiers, ainsi soustraits à la justice civile. Ces tribunaux étaient composés de cinq à sept officiers élus pour un an. D’avril à octobre 1947, on en élit dans 82 ministères et institutions diverses. Ils doivent servir à « éduquer les cadres des organismes de l’État dans l’esprit du patriotisme soviétique » et à examiner tous les cas « d’actes et de gestes antipatriotiques, antigouvernementaux et antisociaux », commis par des cadres dirigeants[1341]. Le 29 septembre 1947, l’appareil du Comité central, qui doit, selon Staline, donner l’exemple de l’autocritique, est convoqué pour élire son tribunal d’honneur. Le présidium est composé d’une douzaine de membres dont Staline lui-même, qui surveille l’opération, Jdanov, Poskrebychev et Kouznetsov, secrétaire du Comité central. Dans un rapport, préalablement soumis à Staline, Kouznetsov précise : « Il s’agit de faire la chasse aux cas de servilité et d’obséquiosité devant l’étranger. » Il menace : « Toute une série de membres de l’appareil du Comité central commettent des actes antipatriotiques, antigouvernementaux et antisociaux[1342]. » La gangrène est donc au cœur du Saint des Saints, que Staline veut soumettre à une tension permanente.

Pour ce faire, Staline commence par frapper l’intelligentsia. Les deux premières victimes de ces tribunaux d’honneur sont deux chercheurs, Klioueva et Roskine, coupables d’avoir envoyé à une revue américaine un article faisant le bilan de leurs recherches sur le traitement du cancer, accompagné de dix ampoules du médicament qu’ils ont mis au point. Ce sont donc des domestiques de l’Occident. Kouznetsov dénonce aussi un professeur coupable d’avoir publié dans une revue américaine un article sur la « théorie des foyers octogonaux », très important pour la construction des wagons, et un directeur de station météorologique qui laisse les agents anglais et américains entrer dans la station et mettre la main sur ses documents météo ultrasecrets. Mieux encore, un troisième est accusé d’avoir livré à un Occidental de passage à Moscou un plant de… luzerne vivace et de lui avoir promis l’envoi des graines de luzerne simple[1343] ! Tout l’aréopage du Parti est réuni pour entendre ces fadaises et mettre en accusation deux savants et trois petits fonctionnaires. Ce rapport, que Staline écoute sans mot dire, donne l’impression d’une sinistre répétition de 1937. Les deux premiers valets de l’Occident accusés, Klioueva et Roskine, sont, comme par hasard, deux juifs…

En 1947, par un jeu de balancier subtil mais rituel, qui désoriente ses lieutenants et l’appareil, le Guide fait attribuer le prix Staline de littérature au roman de Victor Nekrassov, Les Tranchées de Stalingrad, dans lequel jamais les soldats ne partent à l’assaut en poussant le rare cri mythique : « Pour la Patrie ! Pour Staline ! » On n’y trouve le nom révéré que deux fois, une fois pour signaler son portrait dans un QG, une autre fois brièvement au détour d’une conversation entre deux soldats : « Il a du cran […] Staline. Savoir arrêter deux retraites comme ça. Tu te rends compte ? En 41 et maintenant. Et réussir à les repousser de Moscou. Et tenir bon ici […]. Lui il faut qu’il pense à tout […]. Il a tout le front […]. Il nous conduira à la victoire. Tu verras[1344] ! » C’est tout… Aucun autre témoignage d’admiration, aucun signe de vénération, aucune évocation du génie stratégique. En 1948, mieux encore, Staline fera attribuer son prix au roman de guerre L’Étoile, du romancier juif Emmanuel Kazakievitch, où son nom n’est pas cité une seule fois.

Partant se reposer à Sotchi en cet automne 1947, il s’installe quelque temps dans sa datcha près du lac de Ritza en Abkhazie. Il y convoque un jour Mikoian, qui n’appartient à aucun des deux clans en lutte pour sa succession, lui joue la comédie du vieil homme las, à bout de souffle, et lui susurre une fausse confidence : il envisage que Kouznetsov lui succède comme Secrétaire général du Parti, et Voznessenski comme président du Conseil des ministres. La confidence, destinée à être répétée pour allumer les rivalités, semble confirmée par les récentes promotions des deux hommes. Après celle de Kouznetsov au Secrétariat du Comité central en mars puis avril 1946, et la mise à l’écart ultérieure de Malenkov envoyé en province, Staline a nommé membre titulaire du Bureau politique, le 26 février 1947, Voznessenski, déjà président du Gosplan et vice-président du Conseil des ministres. Dans l’ombre de Jdanov, le patron de Leningrad et de l’idéologie, ces deux hommes apparaissent comme les étoiles montantes.

Nicolas Voznessenski est une incarnation parfaite du dignitaire stalinien de la génération de 1937-1938. Ce fils de garde forestier, né en 1903, orphelin à 13 ans, a vite dû gagner sa vie comme apprenti serrurier puis comme typographe. Après un passage à l’école des professeurs rouges, formation terminée en 1931, il a commencé dès 1935 une carrière fulgurante qui le conduit, en 1938, à la présidence du Gosplan de l’URSS, fonction qu’il cumule en 1939 avec celle de vice-président du Conseil. Élu au Comité central en mars 1939, il est nommé suppléant du Bureau politique en 1941, et titulaire en 1947. Alexandre Soloviev a noté dans son journal l’adoration aveugle et enthousiaste pour Staline de ce promu, qui qualifie le Guide de « plus grand des génies, organisateur insurpassable, inspirateur du Parti et du peuple, qui ne fait jamais d’erreur ». Quatre mois plus tard, Voznessenski vante devant lui « la façon géniale qu’a Staline de diriger la construction socialiste », la richesse inventive de ses slogans pour mobiliser les masses. Six mois plus tard, Voznessenski soutient : « Staline jouit d’un profond amour du peuple comme aucun chef n’en a jamais eu[1345]. » C’est un fidèle parmi les fidèles de la première génération stalinienne, mais, à la différence de Kouznetsov, simple, banal et incolore apparatchik, Voznessenski est un économiste autodidacte mais cultivé ; c’est aussi le seul membre du Bureau politique, avec Molotov, à oser parfois exprimer un petit désaccord ou une légère divergence avec Staline. Constantin Simonov en a été le témoin dans les réunions du prix Staline. S’il est aussi cassant qu’eux, voire plus, avec les subordonnés, il est capable d’écrire, à la différence des autres membres du Bureau politique, seulement aptes à proférer des discours creux. Il publie ainsi, au début de 1947, un ouvrage sur L’Économie de guerre de l’Union soviétique pendant la période de la guerre patriotique dont Staline a relu et corrigé le manuscrit, et qui reçoit le prix Staline. Voznessenski, dans un geste que le Chef juge peut-être tapageur, a transmis les 200 000 roubles du prix à une organisation sociale. Il prépare maintenant un gros ouvrage sur L’Economie politique du communisme qui risque de faire ombrage à la gloire du seul « théoricien marxiste » vivant, Staline.

Les dernières années de règne sont marquées par un incessant remodelage de l’appareil d’État, dont les motivations sont parfois obscures. La simple énumération de ces réformes donne le vertige et apparaît comme le symptôme d’un régime qui cherche vainement à s’institutionnaliser. Certains de ces remodelages reflètent l’âpre lutte de clans qui ravage l’appareil du Parti. D’autres prolongent mécaniquement une évolution antérieure ou reflètent la tentative sans cesse recommencée d’améliorer le fonctionnement d’un appareil du Parti et de l’État lourd et inefficace. Ainsi, malgré la décision, prise en décembre 1945, de le convoquer deux fois par mois, le Bureau politique se réunit de plus en plus rarement. Son éclipse ne libère pas pour autant l’appareil de l’État du contrôle tatillon auquel se livre celui du Parti. En septembre 1946, les ministères sont placés sous le contrôle de huit bureaux du Conseil des ministres, formant un grand Bureau du Conseil, présidé par Staline flanqué de Molotov, et qui se réunit à intervalles irréguliers.

Cette réorganisation, effectuée dès le retour de vacances de Staline, se conjugue avec le déclenchement d’une offensive extrêmement brutale contre les paysans. En pleine période de famine, le 16 septembre, un premier décret supprime les cartes de rationnement et augmente en fait le prix des produits alimentaires de 200 à 300 % (sans que soit, par ailleurs, relevé le prix payé par l’État aux kolkhozes pour les livraisons obligatoires) et les salaires… de 40 % ! Trois jours plus tard, un nouveau décret confisque aux kolkhoziens une partie des lopins de terre qu’ils avaient élargis au détriment de la propriété kolkhozienne durant la guerre, et une partie du bétail qu’ils avaient acquis. En trois ans, l’État confisquera ainsi aux paysans près de 6 millions d’hectares. L’article 1er du troisième décret exige des kolkhozes la livraison complète de toutes les commandes de l’État (payées par ce dernier à des prix dérisoires) et leur accorde le droit de conserver par-devers eux des grains, pour leur consommation et les semailles de l’année suivante, uniquement lorsque ces livraisons obligatoires sont effectuées à 100 %. C’est condamner la paysannerie à une semi-famine permanente.

Staline convoque ensuite un Comité central consacré à l’agriculture, en décembre 1946, et propose à Khrouchtchev, qui refuse, d’y présenter le rapport introductif, puis confie celui-ci à l’incolore mais brutal Andreiev, le meilleur spécialiste en matière de répression dans l’agriculture. Dès que ce dernier a achevé son texte sur les décrets, Staline interpelle Khrouchtchev : « Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? » Khrouchtchev le trouve bon. Staline lui rétorque : « Mais comment, tu es resté assis, là, complètement indifférent à ce qu’il disait, je t’ai observé[1346]. » C’est son occupation essentielle pendant les réunions : étudier ses lieutenants, de son regard en coin, pour dépister tout signe de désaccord, de dissimulation ou d’hostilité. Trois mois plus tard, Khrouchtchev est limogé, remplacé en Ukraine par Kaganovitch et s’effondre. Il frôle la mort et doit être placé plusieurs semaines sous tente à oxygène.

La répression contre les paysans s’accompagne d’un renforcement de la répression politique contre les officiers d’une armée de paysans. Au début de janvier 1947, Staline fait arrêter le maréchal Koulik, son ancien protégé, le général Gordov et le général major Rybaltchenko. Ces deux derniers, ne pensant pas que leur appartement était sur écoutes, ont ouvert leur cœur : « Les kolkhoziens haïssent Staline et attendent sa fin, a dit Gordov. Ils pensent que la fin de Staline ce sera la fin des kolkhozes […]. Il a ruiné la Russie, la Russie n’existe plus […]. C’est l’inquisition généralisée, les gens meurent tout simplement. » Ces deux généraux, entre eux, ont affirmé aspirer à une « authentique démocratie[1347] ». Après le rétablissement de la peine de mort, ils seront, avec Koulik, secrètement condamnés à mort et exécutés, en août 1950, pour intention de trahir la patrie, préparation d’attentats, et activité antisoviétique, toutes accusations qu’ils rejetteront jusqu’au bout. L’après-guerre ne semble pas favorable aux procès publics.

Staline poursuit son opération contre les généraux, et surtout contre Joukov, par étapes soigneusement espacées. Il prend son temps. Au Comité central de février 1947, il abandonne ses fonctions de ministre de la Défense en conservant ses autres fonctions gouvernementales. Début novembre, quatre amiraux dont l’ancien commissaire à la Marine, Kouznetsov, accusés d’avoir, pendant la guerre, transmis aux Anglais des renseignements secrets sur une nouvelle torpille, sont traduits devant un tribunal d’honneur. Réuni du 12 au 15 janvier, composé de gradés, ce tribunal fronde, au grand dam de Staline : il refuse d’établir la culpabilité des accusés, qui sont alors transférés devant le collège militaire de la Cour suprême qui, en février, condamne deux des accusés à dix ans de prison, le troisième à deux ans, et rétrograde l’amiral Kouznetsov au rang de contre-amiral.

Un an plus tard, le 20 janvier 1948, le Comité central avertit Joukov. Il lui donne « pour la dernière fois la possibilité de se corriger et de devenir un membre honnête du Parti, digne de la fonction de commandant ». Les arrestations de ses proches se multipliant, Joukov a un infarctus. Staline fait alors arrêter deux généraux, Teleguine et Krioutchkov, ancienne ordonnance de Joukov et mari de la célèbre chanteuse Rouslanova. Krioutchkov est accusé d’avoir, en Allemagne, pillé des objets précieux de toute sorte pour son compte et celui de Joukov qui rétorque, assez hypocritement, que les trophées, effectivement accumulés dans sa datcha, appartiennent à l’État. Telle est la situation de tous les bureaucrates : ils pillent l’État mais le système leur interdit de transformer leurs possessions en propriété durable. Ils devront attendre la chute de l’URSS pour réaliser ce rêve.

Staline convoque un conseil militaire pour juger Joukov. Il ouvre la séance en relisant les dépositions de Novikov sur les ambitions bonapartistes de Joukov et ses déclarations d’hostilité au gouvernement. Beria et Kaganovitch répètent ses accusations devant Joukov dont le visage blêmit. Staline se tourne alors vers les maréchaux : « Et vous, qu’est-ce que vous dites ? » Koniev balbutie : « Oui, c’est difficile de travailler avec Joukov, il est cassant, intolérant, vaniteux, mais honnête et dévoué au gouvernement. » Staline ricane : « Ah, vous dites ça ? Savez-vous que Joukov a tenté de s’approprier votre victoire à Korsoun-Chevtchenkovski ? Il a dit que c’était le fruit de son action. » Cette diversion manque son but : « Je n’en savais rien », rétorque Koniev. Rybalko tient des propos similaires. Sokolovski prend, lui aussi, la défense de l’ancien chef d’état-major. Avec des nuances, la majorité des chefs militaires sont solidaires. Ils sentent instinctivement que si l’ancien chef d’état-major est condamné, leur tour viendra demain ou après-demain. Staline conclut la discussion sur un ton un peu moins cassant. « Visiblement, dira Koniev, il avait au début l’intention de faire arrêter Joukov au sortir de ce conseil militaire. Mais, sentant notre opposition intérieure et pas seulement intérieure, la solidarité des militaires avec Joukov […] il changea de cap et renonça à son intention initiale[1348]. » Staline n’a plus, comme en 1937, à craindre une rébellion des chefs militaires. Il a, en revanche, grand besoin de l’Armée rouge pour contrôler l’ordre dans les pays d’Europe orientale. Alors, autant ménager ses maréchaux.

Il est d’autant plus acariâtre et envieux que, frappé par une nouvelle attaque en décembre 1947, sa santé se dégrade vite. Lors de sa dernière visite, en 1948, Djilas le trouve considérablement vieilli par rapport à la dernière année de la guerre. Il note « les signes manifestes de sa sénilité » : une gloutonnerie insatiable, le plaisir avec lequel il ressasse des histoires, réelles ou imaginaires, de son enfance et s’esclaffe à des niaiseries et à des plaisanteries futiles. À la fin du repas, après avoir esquissé un pas de danse, il bougonne, l’air résigné : « L’âge est lentement venu à bout de moi, je suis déjà un vieillard[1349]. » Molotov rejette l’idée qu’il aurait dû prendre sa retraite après la guerre, et ajoute « Mais, à mon avis, il était surmené. D’aucuns ont voulu jouer là-dessus […]. Il était de moins en moins en état de travailler[1350]. »

Président en titre du Conseil des ministres, Staline en confie la présidence effective à Nicolas Voznessenski jusqu’au printemps 1949, puis à Malenkov. Quand il est présent, il suit le déroulement des travaux en observant ses collaborateurs d’un regard méfiant, à travers ses paupières à demi plissées, toujours en quête d’un signe justifiant sa suspicion à leur endroit. Mais il y vient de plus en plus rarement. Or le Conseil adopte en moyenne une centaine de décisions par semaine. Poskrebychev les rassemble dans un paquet et les porte à la datcha de Staline pour les lui faire signer. D’après Molotov : « Ces paquets restaient des semaines et des mois sans être décachetés […]. Une pile énorme que personne ne défaisait […]. On arrivait à la datcha, les paquets étaient entassés là depuis un mois et une nouvelle pile venait s’y ajouter[1351]. » Certes, à table, il interroge ses convives sur les questions qu’ils ont traitées ce jour-là. Mais cet échange reste superficiel. Comme avant la guerre, Staline se concentre sur la lutte politique dans les sommets d’un parti qui n’est plus qu’un gigantesque organisme bureaucratique, et laisse peu à peu la paralysie gagner tout l’État.

Il impose à tout l’appareil du Parti et de l’État un rythme de travail et un emploi du temps aberrants : il se lève vers midi et se couche vers trois ou quatre heures du matin. Angoissés à l’idée de recevoir un coup de téléphone de Staline, qui peut-être ne viendra jamais, et immobilisés près de leur poste pour répondre à cette éventualité permanente, les ministres et leurs adjoints, les chefs de service, les rédacteurs en chef des revues et journaux, les secrétaires des PC des diverses Républiques, les secrétaires de comités de région, de territoire, de district modèlent leur journée sur le même horaire. Personne ne rentre chez soi avant quatre heures du matin. Après chaque réunion, Staline invite volontiers ses lieutenants à Kountsevo. Ils regardent alors souvent l’un de ses films préférés, qu’il peut contempler et imposer à ses collaborateurs vingt fois de suite. Puis ils dînent. Et Staline discute avec ses invités, qu’il fait boire à tout va, de toutes les questions qui lui passent par la tête, et en cas de besoin fait appeler, sans souci de l’heure, les gens qu’il juge soudain indispensables de consulter.

Chepilov, adjoint de Jdanov, témoignera de l’épuisement nerveux dans lequel ce mode de fonctionnement réduisait les dirigeants du Parti et de l’État. Lorsque, le lendemain, vers midi, Jdanov convoque Chepilov, ce dernier constate sur son patron les dégâts de ce mode de vie et de travail : « Il avait un visage très pâle et extrêmement las. Il avait les yeux luisants d’insomnie. Il ouvrait de façon saccadée la bouche comme pour happer l’air qui semblait lui manquer. Ces veillées nocturnes à la datcha Blijnaia étaient littéralement mortelles pour Jdanov, malade du cœur. Mais ni lui ni un autre, même malade, ne voulait manquer une seule de ces réunions : là se disait, se discutait et parfois se réglait définitivement absolument tout[1352]. » Les dirigeants du Kremlin discutent des questions les plus brûlantes au cours de ces réunions nocturnes de vieux garçons en goguette.

Outre ce calendrier insensé auquel est suspendu tout l’appareil, les hauts dirigeants subissent la terreur que Staline fait régner par sa seule présence. Son regard paralyse souvent l’interlocuteur qui, alors, se met à bafouiller et à bégayer. Il cherche toujours à rabaisser ses proches en leur imposant des tâches qui leur répugnent. Dans tout l’appareil soviétique et international du stalinisme, partout, les bureaux politiques s’acharnent à contraindre le dirigeant le plus réticent à l’égard d’une position ou d’une décision à la défendre publiquement.

Méfiant vis-à-vis de tous ses collaborateurs, craignant qu’ils ne s’entendent dans son dos contre lui, il leur interdit de se voir et de se réunir en dehors de sa présence. Si, en 1937, Molotov pouvait encore inviter chez lui à déjeuner quelques dirigeants, et même l’ambassadeur américain, bavarder avec eux en buvant, ces privautés ne sont plus de saison. Staline n’a jamais expressément formulé l’interdit, mais chacun le comprend. L’un ou l’autre peut d’ailleurs, à n’importe quel moment, être convoqué chez lui, au Kremlin et surtout à Kountsevo, pour recevoir une semonce ou s’entendre donner un ordre.

Les souvenirs de ses lieutenants soulignent tous une méfiance croissante qui fait peser une lourde atmosphère de soupçon. Un jour, il arrive avec les membres du Bureau politique à la salle de projection du Kremlin. Le ministre du Cinéma, Bolchakov, les attend dans un recoin obscur. Staline ne le reconnaît pas et crie : « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ? » Bolchakov s’avance : « Pourquoi vous cachez-vous ? » lui demande Staline irrité[1353]. Pendant une semaine, ensuite, Bolchakov s’attend à être arrêté d’un instant à l’autre, mais rien ne vient. La suspicion n’est pas seulement due à son âge, tout semble, en fait, délier la volonté de Staline. Alors qu’il est sorti de la guerre en vainqueur et se croyant tout-puissant, l’économie se grippe, les rapports avec les partis frères des démocraties populaires se tendent, les paysans répondent à la pression insupportable exercée sur eux en ne s’occupant que de leur petit lopin de terre, que Staline, pour se venger, accable d’impôts. Quant aux intellectuels, aux artistes et aux savants, écrivains, historiens, philosophes, musiciens, en majorité juifs, ils sont incertains, fascinés, pense-t-il, par l’Occident.

L’URSS retrouve son niveau de production de 1940 pour l’électricité dès 1946, pour la production d’acier, de ciment, de tracteurs et de véhicules automobiles dès 1948, pour la fonte, les briques, le papier et l’extraction de pétrole dès 1949, pour l’industrie textile dès 1950. Cette reconstruction foudroyante a un caractère illusoire. L’industrie soviétique ignore toute innovation. La commission atomique de Beria répond à des fins purement militaires, sans retombées sur le secteur civil. L’URSS est très en retard dans le domaine de l’électronique et des moteurs à réaction, secteur qui n’intéresse pas Staline.

Le seul à être en progrès, c’est le Goulag, qui voit au fil des ans arriver un nouvel afflux de condamnés, victimes d’une législation répressive de plus en plus brutale. Après l’abrogation provisoire de la peine de mort, en mai 1947, Staline édicté, le 4 juin 1947, un nouveau décret qui punit toute « atteinte à la propriété étatique ou kolkhozienne », c’est-à-dire tout vol d’aliment, de peines allant de cinq à vingt-cinq ans de camp, en fonction des conditions du vol : individuel ou collectif, avec récidive ou non. Le vol collectif avec récidive est puni de la peine maximale (vingt-cinq ans de détention). L’application de ce décret entraîne une véritable avalanche de condamnations et de déportations au Goulag : 380 000 entre le 5 juin et le 31 décembre 1947 ; 1 300 000 de juin 1947 à la mort de Staline. Le contingent des condamnés pour vol représente près de 40 % du nombre total des déportés, et comprend de nombreuses femmes, veuves de guerre, mères de famille, avec des enfants en bas âge, que la misère a réduites à la mendicité ou au chapardage.

La mise en place des démocraties populaires, que le communiste hongrois Martin Horvat définit comme « la forme la plus progressive de la démocratie bourgeoise, ou plus exactement encore comme sa seule forme progressive[1354] », est une entreprise délicate. La démocratie populaire est un compromis instable entre la bourgeoisie et les féodaux pro-nazis discrédités par la guerre, et les masses ouvrières et paysannes que l’effondrement de l’État, ainsi que la présence de l’Armée rouge, poussent à s’attaquer au régime social en multipliant les comités populaires, ouvriers, d’usines, de quartiers. Staline est hostile à ces organismes spontanés et incontrôlables : il souhaite rétablir l’État et son appareil afin de maintenir l’ordre social existant, mais veut priver de poids politique réel la bourgeoisie nationale de ces pays qu’il cherche à se subordonner. Or, la seule garantie de sa mainmise économique et politique sur eux est leur contrôle par le parti communiste et la Sécurité d’État. Il faut donc normaliser les partis communistes et surtout ceux des « démocraties populaires », mais aussi les grands partis occidentaux.

Au printemps 1947, Staline suggère à Gomulka d’éditer une revue internationale émanant de quelques partis communistes européens et de réunir à cette fin une conférence des intéressés. Peut-être informé de cette idée, en août 1947, le secrétaire du PC hongrois, Rakosi, propose la tenue d’une conférence des partis communistes des pays du Danube à laquelle il invite des représentants soviétiques. Il se fait vertement rabrouer.

Le 16 juillet, Gomulka invite les représentants des partis communistes français, italien, tchécoslovaque, yougoslave, bulgare, hongrois et roumain à une réunion de mise en place de cette revue internationale, lieu d’échanges et d’informations, en précisant qu’il ne s’agit pas de créer un quelconque organisme du mouvement ouvrier international. Au même moment, Dimitrov propose de créer un comité international de lutte contre le danger de guerre et le fascisme, projet que Staline écarte aussi comme un succédané trop évident de l’Internationale. Tito suggère d’inviter le Parti communiste grec, alors plongé dans la guerre civile. Staline s’y oppose, « car, dit-il, sa participation sera utilisée par ses ennemis pour le discréditer en tant qu’agence des partis communistes des autres pays, et donnera la possibilité aux adversaires de le traiter comme un parti agissant sur un ordre de l’extérieur et violant ainsi les intérêts nationaux de la Grèce[1355] ». En réalité, cette invitation aurait rompu l’accord passé avec Churchill, que Staline tient à respecter malgré la dégradation des relations entre les anciens alliés.

Jdanov, chargé du rapport sur la situation internationale à la réunion constitutive, rédige un projet corrigé par Staline, dont la seconde variante avance l’idée des « deux camps » dressés face à face : un camp « impérialiste antidémocratique » face à un camp « anti-impérialiste et démocratique ». Toute idée de socialisme est soigneusement écartée. Les forces du deuxième camp sont les alliés et les appoints de l’État soviétique, il ne saurait être question chez elles de bouleversement social.

Staline a fait ajouter une longue dénonciation des socialistes, en particulier français, accusés, entre autres, de « brader la souveraineté nationale ». Il a aussi fait supprimer l’intégralité du paragraphe consacré par Jdanov à la critique des dirigeants du Parti communiste yougoslave pour leurs « fautes gauchistes » et leurs exigences démesurées à l’égard de l’Union soviétique. Staline voulait faire dénoncer les communistes italiens et français par les Yougoslaves eux-mêmes. Pour ce faire, il lave les Yougoslaves de tous reproches.

Des désaccords sérieux sont pourtant apparus, depuis plusieurs mois, entre Tito et Staline. En juillet 1946, lors de la conférence européenne de Paris, Tito a reproché par télégramme à Staline de ne pas suffisamment soutenir les intérêts des Yougoslaves à Trieste dont ils revendiquent la possession. La Grèce est aussi une pomme de discorde entre les partis yougoslave et soviétique : Tito soutient les partisans grecs, qu’il fournit en armes, et appuie leur décision de boycotter des élections législatives auxquelles Staline les encourage à participer.

En février 1947, les Yougoslaves acceptent de signer deux accords de mise en place de sociétés mixtes soviéto-yougoslaves concernant le transport aérien et le transport fluvial, dont le contrôle (et les bénéfices) revient aux fonctionnaires soviétiques, comme dans les autres « démocraties populaires ». En mars, les dirigeants yougoslaves s’en plaignent à Staline, qui leur propose de signer d’autres accords de ce type afin de mettre la main sur les matières premières yougoslaves. Staline se fait conciliant : « Ces sociétés mixtes sont destinées à la Hongrie, à la Roumanie, à la Bulgarie, ainsi qu’aux autres États qui ont collaboré avec Hitler, pas à la Yougoslavie, elles ne conviennent pas à un pays allié et ami comme la Yougoslavie […], l’indépendance du pays en souffrirait, et les relations amicales seraient gâchées. Ces sociétés conviennent aux pays satellites[1356] », pays à qui Staline donne ainsi lui-même ce qualificatif que ses services dénonceront comme une invention maligne de la propagande bourgeoise.

De Paris et de Washington viennent alors deux signes de valeur différente, mais d’égale importance. Le 25 avril, une grève commence chez Renault, fief de la CGT et du PCF, dans deux ateliers où l’influence des trotskystes est grande. Les ouvriers réclament une augmentation de dix francs de l’heure. Le parti communiste a plusieurs ministres au gouvernement, ce gouvernement qui bloque les salaires et organise la guerre en Indochine après avoir massacré les insurgés malgaches en novembre 1947. Il dénonce donc la grève qui, le 30 avril, s’étend à tous les ateliers. Le président du Conseil, le socialiste Paul Ramadier, est intransigeant : les salaires doivent rester bloqués ! Le président de la République, Vincent Auriol, demande à Maurice Thorez, vice-président du Conseil, de jeter tout son poids dans la balance contre la grève. Thorez bafouille : « Je ne peux plus rien. J’ai fait tout ce que je pouvais. Je suis maintenant au bout du rouleau[1357]. » Le 4 mai, les députés communistes, pour ne pas perdre le contact avec les ouvriers, dira Jacques Duclos en septembre, refusent la confiance au gouvernement, d’où ils sont immédiatement chassés malgré leur volonté affirmée d’y rester et de continuer à le soutenir. La veille, le démocrate-chrétien De Gasperi, en Italie, a congédié les ministres communistes de son propre gouvernement. Staline, partisan de leur maintien et de l’illusoire alliance antiaméricaine avec la bourgeoisie nationale, est mécontent d’une décision que le parti communiste n’a pas discutée avec Moscou. Il en informe Thorez, à qui Jdanov, le 2 juin, au nom du Comité central, reproche de ne pas avoir discuté avec les Soviétiques une tactique qui est à l’origine de sa sortie du gouvernement.

Quatre jours plus tard, Molotov adresse une copie de la lettre à l’ambassadeur soviétique aux États-Unis, en Bulgarie, en Hongrie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie, pour communication aux dirigeants des partis communistes de ces pays. Le Parti communiste américain ne jouant pas de rôle significatif dans la vie politique nationale, la décision de lui communiquer cette lettre, pour en appliquer la ligne, indique clairement que Staline cherche toujours le maintien d’une alliance, même distendue, avec les Américains.

Or, la veille même de son envoi, le 5 juin, le secrétaire d’État américain George Marshall a annoncé son plan de soutien financier à l’économie en ruine de l’Europe. Il en a donné les raisons politiques le 28 avril : « En Europe, des forces de désagrégation se sont fait jour. » Et de souligner, le 5 juin, les risques de « désordre que le désespoir des peuples intéressés contient en germe et les conséquences de cet état de choses pour l’économie des États-Unis[1358] ». Il faut tout faire, explique-t-il, pour que l’Europe échappe aux convulsions sociales prévisibles en l’absence de redressement économique. Le discours sur le monde libre a bien du mal à masquer le souci marchand. Staline pense pourtant un instant en tirer bénéfice pour l’URSS, à travers l’obtention de crédits. Il ne sait pas qu’une semaine avant cette annonce officielle, le 28 mai, le département d’État américain a décidé que les pays d’Europe centrale, destinés, dans le plan Marshall, à fournir l’Europe occidentale en matières premières, pourraient bénéficier du plan à condition de relâcher leurs liens économiques (et donc politiques) avec l’URSS. La direction du Parti communiste tchécoslovaque, qui tient les rênes du pays, fait savoir le vif intérêt qu’elle porte au plan Marshall…

À la veille de la promulgation du plan, le président Harry Truman affirme la volonté des États-Unis de liquider les contrôles des gouvernements nationaux sur le commerce. Le 6 mars 1947, il déclare en effet : « Le système commercial le moins favorable à la liberté d’entreprise est celui dans lequel ce sont les gouvernements qui décident. » Et il annonce la création prochaine de l’Organisation mondiale du commerce, qui « limitera l’actuelle liberté des gouvernements d’imposer à leur commerce international des réglementations administratives détaillées ». L’objectif affirmé est « de limiter ces contrôles à des cas exceptionnels dans l’avenir immédiat et d’y renoncer entièrement aussitôt que cela sera possible[1359] », en un mot, d’ouvrir toutes les frontières au capital industriel et financier américain. Les États-Unis, sortis de la guerre comme première puissance économique mondiale, veulent ainsi imposer leur domination commerciale à l’univers. La liquidation des règlements et contrôles gouvernementaux signifie la remise en cause de la souveraineté des États, de leurs gouvernements et des nations, pour imposer au monde la loi de l’économie américaine. Le monopole du commerce extérieur de l’URSS et des pays entraînés dans son orbite est visé au premier chef.

Six jours après, le 12 mars, Truman annonce au Congrès américain que les États-Unis prendront, à compter du 31 mars, le relais de la Grande-Bretagne pour soutenir le gouvernement grec face aux « activités terroristes de quelques milliers d’hommes armés, dirigés par les communistes », et dans sa volonté d’aider la Turquie. Ce soutien, qui transformera la Turquie en forteresse armée des États-Unis, reflète, dit-il, le choix pour chaque nation « entre deux façons de vivre » : l’une démocratique, l’autre « basée sur la volonté d’une minorité imposée par la force à la majorité, qui s’appuie sur la terreur et l’oppression, le contrôle de la presse et de la radio, des élections truquées et la suppression des libertés individuelles[1360] ».

À la fin de juillet 1947, Dimitrov rencontre Tito à Bled. Le 5 juillet, Staline a donné l’ordre à Dimitrov d’attendre la ratification du traité de paix entre les Alliés et la Bulgarie, signé en février mais pas encore ratifié, pour annoncer une initiative commune entre les deux pays. Malgré cette injonction, les deux hommes signent, le 1er août, un accord de coopération et d’entraide annonçant l’instauration d’une douane unique, d’une étroite collaboration économique et la décision d’aider les insurgés grecs. Staline, dans un télégramme du 12 août à Tito et Dimitrov, juge cet accord « hâtif » et condamne la décision d’aide aux insurgés qui, dit-il, contribuera au « renforcement de l’ingérence militaire dans les affaires grecques et turques contre la Bulgarie et la Yougoslavie[1361] ». Il voit dans cet accord la première esquisse d’une fédération balkanique, susceptible d’acquérir une certaine indépendance vis-à-vis de Moscou. Dimitrov et Tito reconnaissent leur erreur à contrecœur. Mais cette crainte hâte la convocation, en septembre 1947 en Pologne, à Skliarska-Poremba exactement, de la réunion constitutive du Cominform (ou bureau d’information des partis communistes européens), destiné à légitimer publiquement les décisions de Moscou. Staline en écarte la majorité des partis communistes européens : il n’a invité ni le parti grec en pleine insurrection, ni le parti albanais. Ce n’est donc pas même un fantôme de Comintern. L’accord est loin d’être total, d’ailleurs, sur la proclamation d’un tel organisme. Gomulka exprime ses réticences, en souhaitant que Varsovie ne soit pas le siège d’une institution aux relents de Comintern qui gênerait la fusion préparée avec le Parti socialiste polonais ; la publication d’une revue lui paraît bien suffisante.

Le 17 septembre, Tito demande l’ordre du jour de la réunion. Staline signe une réponse évasive préparée par Jdanov, affirmant que c’est à la réunion elle-même de « définir les questions qui devront être portées à son ordre du jour. À chaque délégation de suggérer les questions sur lesquelles elle souhaite voir s’instaurer "un échange d’opinions"[1362] ». On ne saurait être plus suave. Les Yougoslaves ne seront avertis – oralement – qu’à l’ouverture de la conférence du rôle qui leur est attribué par le maître de cérémonie. Les Italiens et les Français ne savent rien de la volée de bois vert qui les attend. Staline prépare la réunion comme une vaste conspiration : la délégation du parti russe quitte l’URSS incognito, sans passeport ni visa, muni de deux stations radio portatives. Aucune vérification de documents n’est effectuée, au départ, dans un aéroport nettoyé de ses voyageurs, pas plus qu’à l’arrivée. Le procès-verbal de la réunion est établi en russe.

Chaque soir, dès la fin des débats, Jdanov, sous le pseudonyme de Sergueiev, et Malenkov, sous celui de Borissov, en adressent un compte rendu détaillé, par radio, à Staline, alias Filippov. Pour éviter de se faire rabrouer, les deux hommes, quoique rivaux, s’entendent pour adoucir, atténuer, voire embellir leurs informations. Ils résument minutieusement les rapports des délégations en les assortissant de commentaires : le rapport du Polonais Gomulka et du Yougoslave Kardelj est consistant, celui du Bulgare Tchervenkov est moyen, celui du Roumain Gheorghiu-Dej faible, celui de Duclos mauvais, celui de l’Italien Longo très mauvais, ceux du Tchèque Slansky et du Hongrois Revai sont bons ; ceux des Yougoslaves Kardelj et Djilas très bons, ce qui prouve que Staline et ses lieutenants n’envisagent pas encore la rupture avec eux. Fondamentalement, expliquent-ils, tout va bien. Le 22 septembre, ils informent Staline que « les délégués expriment leur grande satisfaction de la convocation de la conférence[1363] ».

La politique des partis communistes français et italien, exprimée dans les rapports de Duclos et de Longo, est soumise à de vives critiques auxquelles les intéressés ne pouvaient s’attendre. On les accuse d’opportunisme pour avoir appliqué la politique que Staline leur a dictée. Le renversement est brutal : le 2 juin, Staline critiquait Thorez pour avoir quitté le gouvernement, aujourd’hui, il reproche aux dirigeants français et italiens de se coucher devant leur gouvernement, valet docile des Américains en train d’asservir l’Europe. Le 25, Staline télégraphie ses remarques sur le rapport de Duclos à Jdanov et Malenkov. Ils doivent lui faire reconnaître que le Parti communiste français a eu tort de ne pas se déclarer en opposition au gouvernement, depuis qu’il en a été chassé, et que d’avoir continué à se présenter comme « un parti de gouvernement » était une erreur. Ils doivent également lui demander les leçons qu’il tire de ces erreurs. Ils l’informent, le lendemain, que Duclos a fait son autocritique sur ces deux points et que Luigi Longo a fait encore mieux puisqu’il « s’est entièrement et totalement solidarisé avec le rapport » qui le démolissait. D’ailleurs, « tous les intervenants se sont entièrement solidarisés avec tous les points du rapport[1364] », dont l’analyse de la situation internationale et les conclusions serviront de fondement à l’activité de leur parti.

Le 27, Jdanov et Malenkov demandent à Staline s’il est d’accord pour effacer les critiques contre les deux partis dans la résolution publique. Staline confirme. Enfin, les Polonais, le dernier jour, informent les deux Russes qu’ils « retirent tous leurs doutes et objections contre un bureau d’Information légal et son installation à Varsovie[1365] ». En un mot, Gomulka a été désavoué. Trop tard : la réunion a fixé son siège à Belgrade, sur proposition des Yougoslaves. Le dernier message à Filippov est triomphal : « La réunion s’est déroulée et conclue dans une atmosphère de grand enthousiasme et d’entière satisfaction de ses résultats exprimée par les participants. Les Français et les Italiens remercient profondément le PCR pour son aide[1366]. »

Tout semble donc aller à merveille. Pourtant, la section de politique étrangère du Comité central, dirigée par Souslov, prépare déjà une campagne contre Gomulka, coupable d’« étroitesse nationale et de tentative de diminuer le rôle de l’URSS et de son armée dans la libération du peuple polonais[1367] ». Elle dresse les autres membres du Bureau politique polonais contre lui. Gomulka sera démis un an plus tard, puis emprisonné. Avant lui, les dirigeants yougoslaves auront été excommuniés. Le rapporteur tchécoslovaque, Slansky, secrétaire du parti communiste, sera arrêté en 1950, puis pendu avec dix autres dirigeants. La seconde déléguée roumaine, Anna Pauker, sera jetée en prison. On peut déceler les prémices de leur disgrâce future non dans leurs interventions personnelles, mais dans les réticences générales sous-jacentes que Staline a perçues à travers les rapports roses de Jdanov et Malenkov. Les participants, à la tête d’Etats-nations historiques, rechignent à n’être que les exécutants de Moscou. Staline a pu leur imposer ce statut, à l’aide de sanglantes purges, quand, réfugiés à Moscou, ils dirigeaient de minuscules partis communistes illégaux. En 1947, il en va tout autrement.

Staline suit personnellement, et avec la plus grande attention, la mise en place du Cominform, alors à peu près limitée à l’installation du comité de rédaction de son organe de presse, dont Staline lui-même a choisi le titre à rallonge : Pour une paix durable, pour une démocratie populaire. Au début d’octobre, Jdanov et le pseudo-philosophe Ioudine, désigné par Moscou comme rédacteur en chef du journal, viennent à Sotchi pour en discuter avec Staline, cinq jours durant. Les décisions prises lors de ces longs entretiens sont consignées dans une résolution du Bureau politique du 16 octobre sur le programme et le sommaire des premiers numéros. Deux mois plus tard, le 15 décembre au soir, plusieurs membres du Bureau politique se réunissent avec Ioudine chez Staline pour en discuter à nouveau. Leur décision est consignée en une nouvelle résolution du Bureau politique, qui fait assumer le coût des quatre premiers numéros du journal par Moscou. Tous les chefs de service, sauf un, sont soviétiques. La résolution décide aussi que 50 % des frais seront supportés par le parti soviétique et prévoit un lourd déficit, puisque les recettes envisagées ne couvriront qu’un quart des dépenses. L’intérêt porté par Staline au Cominform, dont l’activité, réduite à quelques communiqués, est toujours en suspens, et à son journal, illisible et pesant, paraît peu compréhensible.

Entre-temps, Staline reçoit le Secrétaire général, puis le Secrétaire général adjoint des deux partis communistes occidentaux, étrillés en Pologne. Le 18 novembre 1947, il reçoit secrètement Maurice Thorez pour avoir avec lui une longue conversation de deux heures et demie, en présence de Molotov. Une semaine auparavant, une grève a commencé à Marseille, pour une augmentation de salaire de 25 %, qui s’étend, dès le 15 novembre, au bassin minier du Nord, puis, le 17, à la métallurgie. Pierre Monatte baptise alors « grèves Molotov » ce mouvement, auquel le ministre de l’Intérieur, Jules Moch, attribue des visées insurrectionnelles absolument étrangères à Staline. Thorez souligne, d’entrée de jeu, qu’il souhaite « recevoir les instructions et les conseils du camarade Staline ». Leur long entretien n’évoque la grève que brièvement. Staline interroge surtout Thorez sur l’état de l’industrie et de l’armée françaises, et, lorsque Thorez l’informe du vote du comité confédéral de la CGT contre le plan Marshall, ce dernier lui donne des conseils de prudence : « Il ne faut pas aller trop loin dans la lutte contre le plan Marshall […] les communistes sont pour les crédits, mais pour des crédits qui n’affectent pas la souveraineté de la France. » Il insiste néanmoins sur l’antiaméricanisme : le parti communiste doit être le défenseur de l’indépendance nationale contre l’emprise américaine, relayée par les socialistes. Il se montre plutôt paternel avec Thorez, sollicite son avis sur plusieurs dirigeants communistes français et étrangers, et manifeste sa traditionnelle méfiance : il lui demande s’il n’y a pas d’« agents ennemis » parmi les dirigeants communistes espagnols qui assistent au Comité central du PCF[1368]. Cet échange sur les cadres l’intéresse davantage que la grève en France. Il laisse Thorez rentrer au pays par la route des écoliers, tandis que le mouvement se désagrège. Un mois plus tard, Thorez, faisant écho à Staline, critiquera la direction de la CGT, qui « a fait un comité de grève avant d’avoir des grévistes[1369] », et sur les directions qui décident à elles seules la grève générale. En l’occurrence, Staline a joué les modérateurs.

Un mois plus tard, le 14 décembre 1947, il reçoit tout aussi secrètement le Secrétaire général adjoint du PC italien, Pietro Secchia. Alors que l’Italie ne connaît aucun mouvement social d’envergure, il encourage le parti communiste à la fermeté. Après avoir, en 1943, poussé les communistes italiens à soutenir le gouvernement d’union nationale du maréchal fasciste Badoglio, et à contenir la vague révolutionnaire qui soulevait l’Italie dont l’État se disloquait, il les engage désormais sur la voie de l’aventure. Il suggère de « renforcer les organisations de partisans italiens » (dissoutes sur ses conseils en 1945), et « d’emmagasiner plus d’armes » (rendues à la même époque). Pour quoi faire ? Staline ne précise pas. Il laisse libre cours à ses obsessions : « L’ennemi a ses espions dans le Parti communiste italien. Si bon que soit un parti, il contient toujours des espions. Dans notre parti bolchevik, aussi, il y avait des espions […] nous en avons démasqué beaucoup, mais je ne pense pas que nous les ayons tous démasqués. » La tâche n’est donc pas achevée, mais il ne dit pas qui il vise. Au fil des minutes, la conversation prend un tour de plus en plus grotesque : Secchia demandant une aide de 600 000 dollars pour le PC italien, Staline l’accorde aussitôt et lui propose d’emporter avec lui cette somme, qui tient, dit-il, « dans deux sacs qui pèsent chacun de 40 à 50 kg ». L’Italien, décontenancé, juge difficile de franchir la frontière avec un tel fardeau. Passer par l’ambassade soviétique à Rome ? Maladroit. Staline fera donc envoyer les deux sacs à l’ambassade soviétique à Belgrade, où les Italiens iront les chercher. Secchia veut-il des coupures de 25 ou de 200 dollars ? Secchia, prudent, demande des billets de 100. Accordé. L’entretien s’achève par des questions et des conseils attendrissants de Staline sur la santé de Togliatti : « Il faut veiller à ce que Togliatti mange trois ou quatre fois par jour et dorme plus. Comment vont ses poumons ? Ne souffre-t-il pas de la tuberculose ? — Non, dit Secchia, pas du tout, mais le cœur ne va pas très bien. — Ah, le cœur, c’est pire, dit Staline. Le cœur c’est le moteur […] Un avion peut-il voler sans moteur[1370] ? »

Débarrassé des oppositions politiques réelles ou potentielles au sein d’un parti momifié, réduit à un appareil d’exécutants, il n’a plus à combattre ces « déviations de gauche ou de droite ». Restent les luttes de clans et de cliques, qu’il encourage, arbitre et sanctionne à son gré. Il tente ainsi de débusquer les plus petites dissonances et les signes de désobéissance, d’indépendance d’esprit, de protestation ou de contestation. Cette aspiration totalitaire à contrôler tous les aspects de l’existence, jusqu’aux sports et aux loisirs, se perd en futilités.

Ainsi, le 31 décembre 1947 au soir, il convoque brusquement dans son bureau Firioubine, l’adjoint du premier secrétaire du PC de Moscou, dont le « cœur se serre, la tête tourne, et l’échine est trempée de sueur ». Poskrebychev l’introduit dans le bureau du Chef, qui déambule sans mot dire dans la pièce. Firioubine attend au garde-à-vous. Staline, après un long silence, se tourne brusquement vers lui et grogne : « Alors, Firioubine, tu n’as pas assez de pouvoir ? Aujourd’hui, tu as branché une illumination au Kremlin, demain tu débrancheras la canalisation. Et après tu couperas le téléphone. Alors tu n’as pas assez de pouvoir ? Va-t-en[1371] ! » Le crime était mince : pour le huitième centenaire de Moscou, en septembre, Firioubine avait, sans solliciter l’avis de Staline, organisé une modeste illumination de la place Rouge, l’avait conservée pour la cérémonie anniversaire de la révolution d’Octobre, puis pour les festivités du nouvel an. Staline, non consulté, y voit un défi lancé à son pouvoir. Firioubine sera aussitôt limogé et ne retrouvera un emploi qu’après la mort du Maréchal.

Cette vaine tentative de contrôle total de la société, relayée par une poussière d’organismes bureaucratiques dressés à interdire, suppose la mainmise sur la vie intellectuelle, en particulier le cinéma, le théâtre et la littérature, dont la vie est régulée par l’attribution des prix Staline. C’est d’ailleurs devenu l’une des activités essentielles du Bureau politique, qui ne discute pas de la politique étrangère mais des romans et pièces de théâtre à distinguer. Les réunions obéissent à un rituel immuable. Staline lit les propositions de l’Union des écrivains, dont il a invité les représentants (Fadeiev, Simonov et quelques autres). Ces derniers prennent parfois la parole. Les membres du Bureau politique, jamais, ou à peu près. Les invités du Secrétariat, comme Chepilov, responsable de l’Agit-prop à partir de 1948, s’expriment parfois. Guidé par des soucis politiciens, enrobés ou non de considérations moralisatrices, Staline a une vision strictement utilitariste de l’œuvre d’art, assimilée à une arme. Mais il n’argumente jamais. Discute-t-on, par exemple, des mérites de La Tempête d’Ehrenbourg, toute la question est de savoir si les Français, comme le prétend Chepilov, y sont mieux représentés que les Russes. Staline tranche : « Il serait faux de dire que dans le roman d’Ehrenbourg les Français sont montrés plus fortement que les Russes[1372]. » Pourquoi ? Nul ne le sait, mais Ehrenbourg est sauvé. D’un autre écrivain, Staline déclare : « Oui, il écrit bien, c’est un homme capable. Mais ce livre nous est-il utile aujourd’hui[1373] ? » En quoi ? Nul n’ose poser la question. Staline l’a dit : utilité ou inutilité sont si évidentes que seuls les aveugles ne parviennent pas à les distinguer l’une de l’autre.

Parfois, l’absurde frôle le tragique. Staline vieillissant a des trous de mémoire. Un jour, il propose d’attribuer le prix de dramaturgie aux auteurs d’une pièce, dont l’un se trouve au Goulag. L’assistance frémit. Que faire ? Se taire, c’est risquer de couvrir une décision qui, une fois la vérité révélée, sera assimilée à un sabotage. Intervenir, c’est suggérer que le Guide manque de vigilance. Cruel dilemme. Finalement, un téméraire bafouille : « Il est en prison, camarade Staline. » Éberlué, Staline demande : « Qui est en prison ? — L’un des deux auteurs de la pièce, Tchevtcherikov, est en prison, camarade Staline[1374]. » Staline feint de n’avoir rien entendu et change de sujet.

Moins il réunit les organismes dirigeants et participe à leurs réunions, et plus il veut contrôler jusqu’aux moindres détails la vie quotidienne. Rien ne peut se décider sans lui, même la plus petite bagatelle. Alexis Kouznetsov lui adresse des notes régulières sur lesquelles Staline inscrit ses commentaires et décisions. Ainsi, en novembre 1947, l’équipe de football de la Maison centrale de l’Armée rouge est battue en Tchécoslovaquie. Staline, indigné, exige des explications. Alexis Kouznetsov enquête, et, le 29 novembre, lui adresse un long rapport : il propose de blâmer trois responsables et critique Vorochilov, qu’il sait en disgrâce, pour sa confiance excessive et sa crédulité à l’égard des renseignements fournis par les instances concernées sur l’état de préparation de l’équipe[1375]. Les sanctions pleuvent. En juillet 1948, il fait devant lui un portrait accablant du premier secrétaire du comité régional de Kourgansk, Charapov, qu’il accuse de boire à la maison, au siège du comité régional, et pendant ses déplacements officiels, ainsi que de coucher avec un grand nombre de femmes. Kouznetsov propose de limoger ce débauché. Staline acquiesce. Charapov perd son poste[1376].

Il vit dans un cercle de plus en plus étroit et fermé : il voit rarement sa fille Svetlana et son fils Vassili, qui ne sont autorisés à lui rendre visite, à Kountsevo ou en vacances à Sotchi, que sur son invitation personnelle, soit de plus en plus rarement. Ses relations avec eux sont tendues : il a sévèrement rabroué Svetlana lors de son flirt avec le réalisateur juif Alexis Kapler, plus âgé qu’elle d’une dizaine d’années et qu’il a envoyé en camp pour imposer la rupture. Début novembre 1947, ses deux enfants obtiennent l’autorisation d’aller le voir à Sotchi pour les fêtes de la révolution, le lendemain de la parade à Moscou. L’année suivante, le 2 novembre 1948, Svetlana sollicite la même grâce : « Mon petit papa, Vassia et moi nous voulons de nouveau, comme l’année passée, venir te voir pour les fêtes. Nous pouvons prendre l’avion le 8, parce que le 7, Vassia participe à la parade aérienne sur la place Rouge. Nous te demandons très, très fort de nous le permettre pour trois ou quatre petits jours. Si c’est possible, que Vlassik nous le fasse savoir par téléphone[1377]. » Des huit petits-enfants que lui donnèrent Vassili, Svetlana et Jacob – sans compter les trois que Vassili adopte ! – il n’en verra que trois après la guerre : la fille de Jacob, Galia et les deux enfants de Svetlana, mais aucun des enfants de Vassili.

Ce Vlassik, garde du corps de Staline à partir de 1931, devenu général d’opérette, n’a commandé qu’à des domestiques et des gardes de la Sûreté, jamais à des soldats. Son inculture crasse, sa grossièreté et sa stupidité n’empêchent pas ce grand buveur de cognac arménien, après la guerre, de dicter sa loi aux artistes, au nom des goûts du maître. Il accompagne en vacances Staline dont il assure la garde et dont il est le partenaire de jeux ; parfois, le triste Poskrebychev les rejoint ; personne n’a jamais vu sourire ce fidèle secrétaire, souffre-douleur de Staline qui, de temps à autre, pour se distraire ou passer ses colères, le prend par la peau du cou et lui cogne la tête sur la table.

Il supporte mal la vie dissipée de Vassili qui passe de femme en femme, épouse Galina Bourdonskaia, l’abandonne, épouse Katia Timochenko, la fille du maréchal, l’abandonne à son tour après lui avoir laissé deux enfants en mauvaise santé, et épouse ensuite la célèbre nageuse Kapitolina Vassilieva. Commandant en chef des forces aériennes du district de Moscou, il a une datcha sur la Moskowa, non loin de Zoubalovo où il reçoit une compagnie nombreuse. Vassili mange peu, mais boit beaucoup et répand plaisanteries grossières et jurons sur ses invités, prêts à tout pour obtenir ou conserver ses privilèges.

Ce repli sur soi accru le pousse à liquider, sans états d’âme, son encombrante belle-famille. La Sécurité d’État arrête la sœur aînée, l’indiscrète auteur de souvenirs, Evguenia Alliluieva, le 10 décembre 1947, sa fille Kyra le 6 avril, puis Anna le 29 janvier 1948. Anna est accusée « de nourrir de la rancœur envers le chef du Parti et du gouvernement soviétique depuis l’arrestation en 1938 de son mari Redens [fusillé deux ans plus tard] et d’avoir, jusqu’au jour de son arrestation, fait de la propagande antisoviétique ». Svetlana, stupéfaite, demande à son père pourquoi on a arrêté ses tantes. « Elles ont trop bavardé. Elles savaient trop de choses. Cela sert nos ennemis[1378] », lui répond Staline.

Evguenia Alliluieva, ébranlée par une arrestation à laquelle elle ne s’attendait pas, répond volontiers aux questions de l’enquêteur. Et ce qu’elle raconte va avoir des conséquences incalculables. Elle a un vieil ami, Goldstein, qui, dit-elle, l’interrogeait souvent sur Staline et sur sa fille. Le NKVD arrête aussitôt ce Goldstein, convaincu de s’intéresser à la vie privée du chef de l’État sur ordre « des services secrets étrangers ». Ainsi commence à se nouer le sort tragique du Comité antifasciste juif. Il s’annonçait déjà lorsque Staline avait marqué son opposition à la parution du Livre noir sur les atrocités antisémites commises par les nazis en URSS, témoignages rassemblés par Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg.

Staline va dès lors donner à l’ennemi caché, responsable de toutes les difficultés, un nouveau visage, celui de l’adorateur servile de l’Occident transmué en cosmopolite sans patrie aux traits juifs prononcés, puis en monstre à trois visages : sioniste-titiste-trotskyste.

Staline
titlepage.xhtml
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_000.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_001.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_002.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_003.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_004.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_005.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_006.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_007.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_008.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_009.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_010.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_011.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_012.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_013.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_014.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_015.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_016.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_017.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_018.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_019.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_020.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_021.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_022.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_023.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_024.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_025.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_026.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_027.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_028.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_029.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_030.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_031.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_032.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_033.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_034.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_035.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_036.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_037.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_038.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_039.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_040.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_041.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_042.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_043.htm
Staline - Marie,Jean-Jacques_split_044.htm